samedi 15 juin 2013

Darwin, John Money, la culture du viol et les études de genre

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Ce billet se propose de répondre à un article du blogueur catholique Fikmonskov, "De Darwin à John Money, de l’évolution au genre : un même objectif, les mêmes méthodes…".

Fik, donc, réagit lui-même à un billet de Denis Colombi, professeur agrégé de sociologie dans le secondaire et blogueur, où celui-ci exprime sa frustration, en tant qu'enseignant, face au recul  de Vincent Peillon sur l'enseignement de la soit-disant "théorie du genre", sous la pression de politiques de droite et de lobbyistes pour l'essentiel catholiques.

Il lui adresse les reproches suivants:

- L'exemple de l'expérience de la boite de Schwalbe, sur lequel Denis Colombi s'appuie, serait une "arnaque":

"L’arnaque est toute entière dans cet exemple : en effet, il faut être très con pour penser qu’un gamin élevé dans une boite imperméable au monde extérieur soit le même que s’il est élevé correctement. Ne serait-ce que parce qu’après 18 ans dans une boite, il est probable qu’il soit devenu complètement dingue… Mais même sans ça, nul ne viendrait contester que deux jumeaux élevés dans des familles différentes ne resteront pas aussi semblables que s’ils étaient élevés dans la même famille. Imaginons rapidement – parce que franchement, bon – un jumeau élevé dans une famille français classique, et l’autre élevé dans une famille aborigène typique. Bon, eh bien en effet le deuxième ne boira pas son thé de la même façon que le premier."
-Le parallèle esquissé par Denis Colombi entre la réception des études de genre et celle de la théorie de l'évolution, mettrait en évidence la propension de ces deux champs du savoir à s'appuyer sur des "évidences" mises en avant de façon fallacieuses dans le but de faire passer leurs contradicteurs, de manière automatique et (trop) commode, pour des imbéciles:

"Mais non, la théorie de l’évolution était prouvée. Dont acte. Et quiconque la contredit se voit taxer de "créationniste" et se prend l’expérience des papillons (ou une autre du même genre ; les ours blancs marchent assez bien aussi) dans la figure, comme une preuve incontestable que l’homme descend du cœlacanthe.
C’est exactement ce que fait Denis Colombi : un présentant un exemple qui ne prouve rien d’autre qu’une évidence absolue que personne ne songerait un instant à nier, il prétend renvoyer les opposants à la niche."
Fik revient sur ce parallèle en conclusion de son article, pour nous apprendre qu'aussi bien la théorie de l'évolution que les études de genre auraient pour finalité d'"emmerder l'Eglise" et de "reléguer la Bible, ce vieux bouquin qui dit que "homme et femme il les créa", au rang de cale-meuble".

- Enfin, le billet de Denis Colombi occulterait le véritable visage de la "théorie du genre", que Fik s'emploie au contraire à mettre en évidence en nous rappelant qu'il s'agit de l'enseigner, non pas à partir de la première, mais dès les plus jeunes classes, et en nous informant des résultats d'une expérience dramatique menée par John Money, un psychiatre précurseur de ce nouveau champ du savoir, qui révèlerait leur caractère nocif.

Après avoir lu et relu, le plus calmement et sereinement qu'il m'a été possible, ce billet de Fik (et d'autant plus que le blog qui le publie est d'ordinaire de qualité, bien qu'il exprime des opinions généralement très éloignées des miennes), ma réaction spontanée fut la suivante:



Trois remarques de fond qui me permettront, j'espère, de donner la mesure de mon désarroi:

1) Démonstration par l'absurde et absurdité de la contre-démonstration

La plus grosse erreur de Fik est à mon sens de confondre la pédagogie, la transmission des savoirs, qui est le travail de l'enseignant, avec leur démonstration et leur mise à l'épreuve, qui constituent celui du chercheur.

Ainsi, les schémas auxquels nous avons effectivement été tous confrontés dans notre enfance, qui nous présentent, de manière rectiligne, l'évolution des espèces, ne sont pas destinés à démontrer quoique ce soit, mais à vulgariser, de manière imagée et simple à appréhender, le consensus du moment en matière d'états des savoirs scientifiques. Cela  a certes un  nombre non négligeable de conséquences, en terme de simplification des réalités abordées (ainsi ces schémas justement qui présentent de manière finaliste un processus que la théorie de l'évolution décrit au contraire comme aveugle et plein d'aspérités et de culs de sac), de survol des difficultés théoriques et de passage sous silence du caractère provisoire des connaisances scientifiques (si l'on admet avec Popper que le critère du discours scientifique est sa capacité à être réfuté, alors il faut bien admettre que, même dans le domaine des "sciences exactes" , les "évidences" et les "certitudes" absolues deviennent au fil du temps des denrées fort rares). Qui font d'ailleurs soupirer, d'après mes souvenirs d'étudiant, bon nombre d'enseignants des niveaux supérieurs (désapprendre pour mieux apprendre, toussa...).

Alors certes, les militants de théories tombées en désuétude, ou non acceptées par la majorité de la communauté universitaire, les défenseurs de l'"intelligent design" par exemple, qui est la version intello du créationnisme, ont beau jeu de souligner que ces simplifications, surtout à un très jeune âge, donnent un caractère d'évidence et d'irréfutabilité à des thèses qui sont au contraire discutables et remplies de zones d'ombre, et de dénoncer une science "officielle", "idéologique", "aux ordres" d'intérêts contingents.

Sauf que j'ai bien du mal à voir quelle autre alternative serait plus viable: renoncer à enseigner aux enfants les savoirs incertains (c'est-à-dire, en fait, l'absolue totalité des savoirs académiques à part peut-être les mathématiques)? Ou au contraire leur donner les démonstrations complètes, pour qu'ils puissent juger? Ce qui, dans le cas de la théorie de l'évolution (parce que non, les biologistes ne sont pas complètement débiles, même Richard Dawkins malgré ce que son compte twitter pourrait suggérer, et ne se contentent pas de mettre bout à bout sur une ligne des espèces similaires, mais de forme de plus en plus complexe, pour "prouver" leurs thèses), reviendrait à faire commencer les études universitaires en primaire. Ou enfin, antienne favorite des créationnistes, "donner le choix" et présenter en regard les deux théories: darwinisme et intelligent design? C'est précisément oublier que l'école élémentaire et le second degré n'ont pas pour but de démontrer les savoirs, ni de trancher les nombreuses polémiques et obscurités qui sont le lot quotidien des chercheurs, mais de donner une éducation minimale commune, à partir de ce qui fait globalement consensus chez les experts (et il est évident que ce qui fait consensus évolue: on enseignait hier des choses qu'on affirme comme fausses aujourd'hui, et cette évolution impacte aussi les programmes de seconds et premiers degrés, ne serait-ce que parce que les enseignants (et les inspecteurs) sont formés à l'Université, et que pour le coup, l'indépendance de l'enseignement et de la recherche au niveau du supérieur est constitutionnellement protégée). Enseigner deux thèses contradictoires à des enfants, c'est peut-être le meilleur moyen qu'ils ne retiennent rien du tout, ou qu'ils tombent dans un relativisme qui les rendra méfiants à l'égard de la science en général: pas sûr que ce soit un meilleur cadeau pour eux que la théorie de l'évolution, y compris fortement simplifiée.

Le texte suivant souligne bien les enjeux et difficultés de l'enseignement à l'école de l'évolution des espèces, en rappelant bien que c'est la réfutabilité qui fonde le discours scientifique (et à partir du moment où on explique l'évolution des espèces par l'action d'une volonté intelligente et invisible, on a recours à une interprétation qui ne peut être ni discutée ni réfutée: on sort donc du domaine stricte de la science):

"[...] Dans la langue française, le mot théorie a deux sens :
1. « Ensemble d'idées, de concepts abstraits, plus ou moins organisés, appliqué à un domaine particulier »
2. « Construction intellectuelle méthodique et organisée, de caractère hypothétique (au moins en certaines de ses parties) et synthétique. Éléments de connaissance organisés en système ».
Le premier sens appartient au langage courant et correspond souvent à des faits imparfaitement ou peu étayés, alors que le second appartient au langage des sciences ; de ce décalage naissent beaucoup d’incompréhensions. La théorie de l’évolution est une théorie scientifique. Comme pour toute théorie scientifique, certains points font l’objet de discussions entre les chercheurs, mais cela n’implique pas que la théorie elle-même soit à rejeter.
La théorie de l’évolution est une théorie scientifique …en évolution
La théorie de l’évolution est la seule explication scientifique permettant de comprendre la diversité actuelle et passée des êtres vivants, mais aussi l’unité du monde vivant.
Pourquoi ?
L’analyse des faits, sans en occulter aucun, conduit à l’idée que les êtres vivants ont connu des transformations successives au fil du temps et sont tous apparentés à différents degrés. Elle permet d’expliquer les ressemblances et les différences entre les êtres vivants. Elle appartient au domaine scientifique et ne fait appel à aucun créateur ou force surnaturelle, une condition nécessaire pour qu'une théorie soit scientifique.
La théorie de l’évolution n’est pas un discours figé. Les travaux se poursuivent et affinent, précisent les résultats antérieurs et en proposent de nouveaux. Près de 150 ans de travaux scientifiques n’ont pas invalidé l’idée d’évolution, mais ils en ont détaillé, confirmé et enrichi de nombreux aspects. S’agissant d’une théorie scientifique, il est possible qu’elle soit un jour invalidée, comme le furent d’autres théories scientifiques, mais ce ne peut être que par des découvertes susceptibles de la réfuter, c'est-à-dire par de nouvelles preuves scientifiques, qui devront être en mesure de balayer ou reconsidérer 150 années de découvertes convergeant toutes dans le même sens.
[...]
La plupart des oppositions à la théorie de l’évolution ne s’inscrivent pas dans un cadre scientifique car elles ne respectent pas les principes sur lesquels la science se fonde. En faisant appel à des causes surnaturelles ou à des croyances personnelles pour rendre compte de la diversité du monde vivant, elles s’excluent de fait, dès le départ, du discours scientifique. Seules des affirmations qui peuvent être soumises à la réfutation par des observations ou des expériences peuvent être considérées comme scientifiques. C’est pourquoi les discours qui s’opposent à la théorie de l’évolution, comme les thèses créationnistes ou celle du « dessein intelligent », ne sont pas des théories scientifiques."
Pour revenir à l'exemple donné par Denis Colombi dans son billet, il est tout aussi clair que son but n'était pas de "prouver" les études de genre, mais d'expliquer ce qu'elles disent vraiment, et qui apparait fort peu compris en France, en particulier dans les milieux catholiques:  elles ne nient pas le donné biologique, ni ne se bornent à constater l'évidence que certaines des différences associées aux sexes sont d'ordre culturel, et font encore moins la promotion d'une interchangeabilité à volonté des sexes (même sur leur versant politisé, des auteurs affirment le contraire de cet énoncé: cf. Judith Butler). Elles étudient simplement toutes les différences que notre société (ou d'autres) pose (nt) entre les sexes et qui ne sont pas explicables par le seul donné biologique: ce qui permet de montrer, dans de nombreux cas, que des "évidences" naturalisés sont en réalité des constructions sociales, nées de l'habitude, voire de relations de type hiérarchique invisbilisées par les usages (j'y reviens dans ma troisième remarque). En ce sens, et comme il le souligne lui-même en commentaire, l'exemple de la boite de Schwalb n'avait pas la portée d'une "preuve", mais se voulait pédagogique. Il s'agissait d'une démonstration par l'absurde, destinée à montrer à des néophytes toute la difficulté à penser l'homme "naturel", dont on clame sans cesse l'"évidence", sans toutefois arriver à la décrire, dans la plupart des cas, qu'en glissant sur le terrain du culturel et du social. Je prenais moi-même pour exemple, dans un billet précédent, le cas de la grossesse: que celle-ci soit un fait biologique, c'est évident: mais quand glisse vers le "rôle" du père et /ou de la mère, on rentre dans le culturel: celui-ci est vécu de manière très différente suivant les cultures et les sociétés (quel rapport entre le pater familias de la Rome antique, qui avait droit de vie et de mort sur sa progéniture, et ces droits des enfants qu'on revendique à juste titre aujourd'hui?). Et comme il s'agit d'une démonstration par l'absurde, évidemment que l'exemple employé est... absurde. Prétendre le démonter en soulignant ce fait, c'est tout simplement enfoncer des portes ouvertes et donner la preuve  qu'on n'a rien compris au propos de l'auteur. Car celui-ci ne dit pas: "considérez cette expérience, et vous aurez la preuve que tout est culturel et que rien n'est biologique", mais: "en réfléchissant à cet exemple nous réalisons qu'il est difficile de penser le biologique détaché de toute référence culturelle. Voilà qui doit nous inciter à la prudence face aux "évidences naturelle", et à privilégier de manière méthodologique les explications culturelles, en n'ayant recours à l'interprétation par le déterminisme naturel que quand il ne reste plus d'autres hypothèses".

Quand à se plaindre que la théorie de l'évolution et les études de genre font rien que tout casser dans la Bible, cela me parait marquer une régression remarquable d'une partie des catholiques, depuis la relative ouverture initiée par Jean-Paul II:

"Après Vatican II, l'Église catholique reste discrète sur cette doctrine jusqu'au 23 octobre 1996 lors d'une intervention devant l'Académie pontificale des sciences du pape Jean-Paul II
Il y déclare que « près d’un demi-siècle après la parution de l’Encyclique (Humani generis), de nouvelles connaissances conduisent à reconnaître dans la théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse », nuançant en précisant qu'il faut parler davantage pour ces variations de théories de l'évolution.
Par ailleurs, il affirme que certaines d'entre elles « qui, en fonction des philosophies qui les inspirent, considèrent l’esprit comme émergeant des forces de la matière vivante ou comme un simple épiphénomène de cette matière, sont incompatibles avec la vérité de l’homme »."
Comme Anthony Favier, historien et doctorant en études de genre, le soulignait la semaine dernière sur son blog:

"Il y a quelques temps, un professeur de sociologie à l'Université m'indiquait dans un message "ce que font les évangéliques américains avec l'intelligent design les catholiques français le feraient avec le refus du "genre" et leur conception de la famille". J'ai trouvé cela excessif sur le moment, mais, désormais, je me dois de reconnaître qu'il mettait peut-être le doigt sur un des aspects les plus étonnants d'une forme d'anti-modernité catholique.
Alors que le créationnisme semblait circonscrit à la sphère fondamentaliste, plutôt protestante, ou au catholicisme traditionaliste, peut-être que, appelons le ainsi, le "strict différentialisme hétérosexuel" sera le front le plus vif de la rencontre entre les sciences religieuses chrétiennes et les évolutions des sciences tant biologiques qu'humaines et sociales.
Ce qui ne signifie pas qu'en tant que chrétien, nous n'avons pas à continuer d'annoncer une Espérance dont l'écho n'est guère perceptible dans la théorie de l'évolution. Mais notre cheminement de foi vers cette surnature qui viendra accomplir la Création, et notre témoignage de cette attente, ne doivent pas nous conduire à mépriser les savoirs et les modèles d'explication actuels de la nature, ni à les caricaturer. 

2) John Money et le temps cyclique


Toutes les modes finissent par passer, et même celle de taper sur Judith Butler. Le nouvel épouvantail de la "théorie du genre" est John Money.


Le "mérite" en revient à la page Facebook "Toute la vérité sur l'inventeur des gender studies", qui présente sa démarche dans les termes suivants:

"À propos

MERCI DE CLIQUER SUR "À PROPOS" CI-DESSOUS, AFIN D'ACCÉDER À LA PAGE WIKIPÉDIA SUR LE DOCTEUR JOHN MONEY.

Description


WARNING. Le cas de John Money n'a strictement rien à voir avec l'homosexualité. Nous avons créé cette page dans le but d'alerter la presse, les institutions françaises, le grand public - et particulièrement les parents d'élèves - sur les origines de la Théorie du Genre : la folie de son créateur, sa pédophilie assumée, ses mensonges, les conséquences meurtrières de ses expérimentations et son influence toxique sur la pensée contemporaine. Nous récusons par avance, et avec fermeté, tout soupçon d'homophobie."
Tout cela fait sourire quand on sait, d'une part, que la contributrice qui a initié l'écriture de cette page wikipédia consacrée à John Money est une partisane convaincue des études de genre, et d'autre part, que John Money n'est pas, leur "fondateur". 

Je pourrais me contenter de renvoyer vers le blog d'Anne-Charlotte Husson, agrégée de lettres modernes et chercheuse en études de genre, qui vient de publier une mise au point sur cette question:

"Où l’on réalise que le combat contre la "théorie du genre" doit beaucoup à… la théorie du complot. Le psychologue John Money a en effet utilisé le concept de "genre" (gender) pour désigner ce qui, dans l’identité "féminine" et "masculine", ne relève pas du biologique. Ce n’est cependant pas l’inventeur du concept, qu’on doit à une conjonction de travaux, et en particulier à ceux menés dans les années 60 par le psychiatre Robert Stoller sur l’identité sexuelle. On peut aussi remonter aux travaux de l’anthropologue Margaret Mead, mettant en évidence le caractère social de ce qu’on désignait jusqu’alors comme des caractéristiques naturelles sexuées. Il est bien plus utile cependant pour les adversaires des études de genre de se concentrer sur la figure de John Money, qui prônait effectivement la tolérance envers la pédophilie et pensait que les personnes intersexuées devaient être réassignées vers un sexe ou l’autre; son traitement du cas de David Reimer est devenu célèbre. De plus, ce que l’on appellegender studies (études de genre, études sur le genre) n’a pas été créé par Money ou Stoller mais est issu de la réappropriation par les féministes de la "2ème vague" du concept de genre. Cette réappropriation conduit rapidement à s’éloigner de l’usage original du concept."
Mais comme il s'agit d'un blog militant, dont on ne trouve généralement les billets géniaux que lorsqu'ils confirment notre propre camp, je sens que pour être lu, je vais aussi devoir faire appel à Philarête, l'auteur du blog L'esprit de l'escalier, catholique et méfiant envers les études de genre (lui-même parle de déception). Ce dernier propose, sur deux billets, un petit parcours des origines des études de genre, qui ne consacre que quelques lignes, tout à la fin du second billet, à John Money, très proches dans leur contenu du rappel d'Anne-Charlotte Husson::

"En 1955, John Money publie un article sur l’hermaphrodisme, qu’il signe avec ses collègues de Baltimore, John et Joan Hampson : c’est la première théorisation du « genre », qu’il associe ici à la notion de « rôle de genre ». Money entend séparer nettement les aspects biologiques et les aspects « sociaux » du sexe ; il soutient, à propos des hermaphrodites, que le « sexe d’élevage » prime le sexe biologique, y compris lorsque l’assignation du sexe est erronée selon les critères biologiques. Money se réclame de la sexologie et est un spécialiste de l’endocrinologie. Ses travaux inaugurent une décennie particulièrement féconde. Bientôt, depuis l’université de Los Angeles (UCLA), le docteur Robert Stoller « répond » à Money, à partir de ses propres travaux portant, non sur l’hermaphrodisme, mais sur le transsexualisme. En 1964, c’est Stoller qui introduit dans un article la notion d’« identité de genre » (gender identity). Stoller est psychiatre et psychanalyste : paradoxe de cette histoire, malgré ses réticences croissantes à l’égard des travaux de Money et sa pratique des « réassignations de sexe », Stoller sera finalement celui qui consacrera la distinction entre sexe et genre, dans le livre déjà cité, Sex and Gender, qui paraît en 1968."
Comme quoi il parait très arbitraire de faire de John Money le "créateur" de la "théorie du genre".

Au passage, lorsque Fik écrit:

"Et il [Denis Colombi] oublie donc, évidemment, que l’expérience a viré au drame : les deux jumeaux, dont l’un des deux, né garçon, a été éduqué en fille après une opération ratée qui lui a détruit le pénis, se sont suicidés."...
... Faisant ainsi d'une opération chirurgicale désastreuse, mais ponctuelle, l'aboutissement d'une réflexion générale sur les aspects biologiques et sociaux du sexe, ne reconduit-il pas l'erreur de raisonnement qu'il reproche (à tord) à Denis Colombi, en érigeant un évènement isolé (et qui lui permet par ses aspects spectaculaires de gagner à bon compte l'indignation des lecteurs), mais qui l'arrange, en règle?

De manière générale, ce qui est amusant dans cette fixation de certains catholiques sur John Money, c'est ce que ça révèle de leur conception du temps. J'avais cru comprendre que le temps chrétien se pensait de manière linéaire, comme une attente, dirigée en avant, de l'accomplissement de La Promesse de la Seconde Venue. Quand je lis ce genre de théorie du complot, j'ai plutôt l'impression d'un temps cyclique, qui, à la manière de la cosmogonie hindoue, retourne de manière inéluctable à une catastrophe primoridale et originaire: la "thorie du genre" aurait été "créée" par un pervers, et donc, inévitablement, ne peut aboutir qu'à des perversions encore plus grandes. On s'imagine presque une transmission secrète: comme une cérémonie, que vivrait chaque chercheur en études de genre la veille de sa soutenance de thèse, où, paré des habits de l'autre sexe, il jurerait, la main sur un exemplaire des Manuscrits Révélés de John Money, d'anéantir la différence des sexes et les racines chrétiennes de notre civilisation. C'est faire peu de cas du phénomène souvent observé de la prise d'autonomie des champs du savoir par rapport aux doctrines qui ont présidé à leurs origines: ainsi la sociologie s'est-elle dissociée du positivisme, l'ethnologie et la linguistique du structuralisme, et les études de genre ne se résument plus aux études féministes.
 3) Eglise et culture de viol

Mais allons plus loin. Fik ne l'évoque pas dans son billet, mais l'un des aspects les plus choquants de la vie de John Money fut sa complaisance pour la pédophilie. Ce rapprochement, au demeurant absurde, entre les crimes de John Money et la finalité et les méthodes des études de genre dans leur ensemble, permet au moins de poser une bonne question: l'approche que ces dernières proposent de la sexualité a-t-elle pour conséquence de favoriser une conception plus responsable de celle-ci, ou au contraire plus permissive, voire violente?

L'objet des études de genre, comme Denis Colombi le rappelle fort justement, est d'étudier les sexes, les attributs et les comportements que nous leurs associons communément, et leurs relations entre eux, et notamment, de traquer et de mettre en évidence les conditionnements culturels qui nous amènent à naturaliser, et à considérer comme des conséquences directes du donné biologique, des déterminismes, dans notre manière de concevoir les sexes, cosidérés isolément ou dans leurs interactions, qui sont en fait d'origine sociale.

Cette démarche conduit-elle à favoriser une approche plus permissive de la sexualité, moins respectueuse de mon corps et de celui d'autrui que celle qui pose les différences entre sexes comme des réalités naturlles indépassables, ou permet-elle au contraire une approche plus responsable de ces questions?

Je ne traiterai pas, dans les lignes qui vont suivre, cette question de manière détaillée. J'y reviendrai de manière plus approfondie dans des publications ultérieures. je me permettrai juste une très courte remarque:

La"nature", les "pulsions", les "instincts", la "virilité", l'"appétit", il s'agit là de termes qui sont récurrents, dans la bouche des... violeurs, harceleurs, voyeurs, maris violents, pédophiles, et autres machos et minimisateurs fréquents des conséquences violentes de l'assouvissement effréné des désirs. La "naturalisation" des différences entre sexes, ce n'est pas seulement ce "fondement" de l'anthropologie chrétienne tant célébré et défendu. C'est également cette dépersonnalisation du désir qui permet aux agresseurs sexuels de justifier des postures de dénis, voire de victimisation et de rejet des responsabilités su l'agressée. Et qui donne de la substance à des disocurs que nous entendons très fréquemmment, et pas nécessairement de criminels, qui disent qu'une femme qui sort tard le soir ou qui s'habille d'une certaine manière "prend des risques", ou qu'un homme a besoin de relations sexuelles fréquentes pour garder son équilibre (l'abstinence mènerait à la pédophilie par exemple). J'ai lu cette semaine l'exemple d'une féministe que je suis sur twitter, qui expliquait à son docteur qu'elle voyait son copain moins d'une fois par semaine, ce lui valait en réponse l'avertissement suivant: à cet âge, un garçon aurait beaucoup de besoins, et le voir moins de deux fois par semaine, ce serait s'exposer au risque d'une rupture.

Notre vie quotidienne est remplie de ces petis exemples, qui font de la force du désir, de son caractère pulsionnel, instinctif, un attribut masculin, et de son assouvissement une responsabilité féminine. Une naturalisation des différences sexuelles qui ert trop souvent de justification bien pratique à ceux qui font le choix de vivre leurs désirs sans contraintes ni régulations, quitte à blesser autrui. Et qui fait que les victimes sont souvent culpabilisées par elles-mêmes ou une partie de leur entourahe, et qu'il se trouve toujours des voix pour excuser les "pulsions". Ce que les féministes désignent sous le terme de "culture du viol":

"Des hommes, en toute tranquillité, visage découvert, violent des femmes et se filment. Les jeunes violeurs de Steubenville ont déclaré qu’ils n’avaient pas conscience que ce qu’ils faisaient étaient mal. Lors des procès pour viol chez les mineurs, beaucoup déclarent la même chose. Et je pense que c’est vrai. Je pense que beaucoup de gens – hommes comme femmes – ne savent pas vraiment qu’un viol c’est mal. Que beaucoup de gens ne voient au fond pas grand mal à violer. J’exagère ? 50 000 viols par an en France. Parce qu’il y a toujours de bonnes raisons à dire que cela n’était pas vraiment un viol.

Sauf que la société dans laquelle nous évoluons, nous en sommes tous responsables, hommes comme femmes. Quand nous avons dit « celle là faudra pas s’étonner », quand nous nous sommes branlés sur un porno où la fille après avoir braillé non a fini par dire oui, quand nous avons dit non en espérant qu’il continue quand même, quand nous avons harcelé jusqu’à ce qu’elles disent oui, quand nous avons dit à une féministe qu’elle méritait un bon coup de bite, quand nous avons dit à une copine qu’elle n’avait pas qu’à autant boire et puis que ce mec il est sympa, quand nous avons condamné à une peine légère un violeur car il a depuis refait sa vie, quand nous avons filmé des images de viol, quand nous avons parlé de troussage de domestique, quand nous avons commenté le physique d’une supposée victime, quand nous avons dit que c’était la meilleure chose qui pouvait lui arriver, quand nous avons souhaité le viol d’une adversaire politique, quand une journaliste de CNN pleure sur la vie détruite de deux adolescents, quand une journaliste française pleure sur le sort d’un accusé célèbre, quand on explique qu’une gamine de 13 ans faisait plus vieux, quand des flics violent des prostituées en toute impunité, quand Lara Logan est accusée d’avoir traîné dans des lieux où elle n’avait pas à être, quand une femme dit qu’un chanteur connu venait coucher avec elle alors qu’elle avait 14 ans, quand une tentative de viol dans un jeu video est jugée excitante, quand nous avons tu notre viol parce que le dire était le meilleur moyen de voir notre vie foutue en l’air.

La culture du viol naturalise le viol ; elle explique qu’il existera toujours et qu’il faut faire avec. Elle valide les mythes autour du viol comme de dire que le viol est commis en majorité par des étrangers alors que la plupart des viols sont commis par des hommes connus par la victime. Elle sexualise le viol en disant que le viol a quelque chose à voir avec la sexualité ; et qui irait se plaindre de la sexualité, c’est bon la sexualité non ?" (Valérie Crêpe-Georgete, Comprendre la culture du viol).
Considérées sous cet angle, les études de genre donnent des outils très utiles, indispensables même, pour débusquer ces fausses excuses, ces tentatives de légitimation par "la nature" d'un usage irresponsable des désirs et de la sexualité. En mettant en évidence le caractère construit, culturel, contingent, des "désirs", elles permettent d'affaiblir très fortement l'argument de la "pulsion". A ce titre, comme le respect d'autrui et la différence entre ce qui est bien et ce qui est  mal s'apprennent dès les plus jeunes classes, réfléchir à des applications, très tôt, des études de genre à l'éducation des plus jeunes me parait, non pas une aberration, mais une question pertinente et urgente.

Enfin, si l'Eglise, les reprenait à son compte, elle se donnerait, dans la lutte qu'elle entend mener contre "relativisme culturel et moral", un levier bien plus puissant que toutes ces théories du complot grotesque, qui, tout en dénonçant des périls imaginaires, contribuent à leur insu à légitimer des comportements pour le coup réellement immoraux, en érigeant de manière unilatérale et aveugle la "nature" comme la voie royale pour comprendre la réalité de chaque sexe et de ses relations avec l'autre. Car l'intérêt des études de genre, c'est justement de montrer que les désirs sexuels les plus sombres ne sont pas une fatalité, que la nature n'explique pas à elle seule les aberrations du désir humain, et que progresser ensemble vers une société où sexualité et respect rimeront est possible. 

vendredi 7 juin 2013

La violence, une affaire d'extrémistes?



Je ne voulais pas écrire sur le meurtre de Clément Méric, de peur de moi-même le "récupérer" (et j'espère vraiment ne pas le faire, inconsciemment, dans les lignes qui suivent), mais je dois dire que, moi-même sympathisant d'extrême-gauche quand j'avais 19 ans, les réactions que je lis depuis hier me rendent très amer.

Bien sûr, je suis au courant qu'il y a aussi de la violence dans certains courants militants de l'antifascisme. Je me souviens que quand j'étais jeune étudiant de prépa, et trotskiste, l'un de mes amis de lycée (et parrain de confimration), lui-même en prépa St Cyr et royaliste, s'est fait tabasser par des militants de je ne sais plus quel syndicat étudiant d'extrême-gauche et a eu le bras dans le plâtre. Lorsque je lui ai téléphoné pour prendre des nouvelles, l'entretien fut d'ailleurs un petit peu délicat. Je me souviens aussi de ce billet sur le site anarcho-syndicaliste Article 11, dont l'auteur avouait son malaise après avoir vu des militants antifas se mettre à plusieurs pour taper un jeune de Civitas.

Il n'empêche que ce n'est nullement ce dont il s'agit ici: on a un étudiant tout frêle, il est vrai très engagé politiquement, se remettant juste d'une maladie grave, qui se fait envoyer à l'hôpital puis à la morgue par des militants entrainés au combat, au moyen semble-t-il d'un coup de poing américain (si c'est vrai, il s'agit bien sûr l'accessoire indispensable de tout citoyen ordinaire soucieux de se protéger des violences de l'extrême-gauche: je devrai songer à en acquérir un). Certes, il semble qu'il ait "provoqué". J'imagine que le jour où un militant de Civitas ou de l'Action Française se fera tabasser par des metalleux au Hellfest parce qu'il les aura traité de satanistes ou de christianophobes, les mêmes qui aiment à rappeler cette implication de la part de Clément Méric dans la dispute estimeront que les responsabilités sont partagées? De même si lors de la prochaine opération des Antigones dans le local des femen, l'une des premières se retrouve à l'hôpital?

Ce qui m'interpelle un peu plus à chaque fois, lors de scènes de violences à connotation politique, finalement plus que l'acte en lui-même et ses conséquences directes, c'est la réaction qu'ont les "honnêtes gens" à cette violence. Cette façon de la hiérarchiser, de la minimiser ou au contraire de lui donner l'éclairage le plus large possible, en fonction de ses implications politiques et sociales. Lorsque Samuel Lafont s'est fait poignardé, j'ai été consterné de lire des réactions de joie ou d'ironie chez de nombreux partisans du mariage gay. Aujourd'hui, quand je lis les commentaires de beaucoup de mes contacts de droite sur les "antifas", j'ai un peu l'impression qu'un militant d'extrême droite s'est fait assassiner mercredi par des anarcho-syndicalistes:


Je pense que ce type de réactions, comme celles d'ailleurs à l'agression de Samuel Lafont, interrogent notre rapport à la violence. Même si celle-ci est souvent le fait de minorités actives, je refuse personnellement de la reléguer à un épiphénomène issu des délires d'une poignée d'extrémistes. Dans un billet précédent, je mentionnais les violences "structurelles", "symboliques". Il me semble que les réactions que nous observons lors de chaque fait divers de ce type, de minimisation et au contraire de maximisation, participent de structures de violence. Pour moi, aucun de nous n'a un rapport direct, "naturel", objectif à la violence, y compris à la violence sur les corps humains, de même que nous vivons ces derniers au jour le jour par la médiation de nos "valeurs" et de notre culture. Suivant le contexte de celle-ci, nous l'interprétons, la hiérarchisons, moi le premier.Sur les sites musulmans que je fréquente, je prend connaissance toute une actualité de profanations contre des mosquées et d'agressions ou de brimades contre les représentants de cette religion que je ne vois  quasiment jamais mentionnés sur les sites cathos, ou alors, trop souvent, pour les minimiser. Et vice-versa. Certains d'entre nous luttent pour l'"égalité", d'autres pour la défense de "la vie", de "toutes vies" (moins celles qu'on consomme pour survivre, j'imagine), mais au fond, personne d'entre nous ne considère toute personne comme absolument égale à toutes les autres, ni nécessairement aussi digne d'être sauvée ou pleurée. Certes, beaucoup d'entre nous avons toujours une pensée émue pour les victimes, mêm s'il s'agit de nos pires ennemis. Et nous nous empressons de dire ou d'écrire que "nous condamnons toute violence". Puis nous disons que Breyvik était un fou isolé, ou bien au contraire qu'il représente le vrai visage de l'extrême-droite. Ou nous estimons que les violences de banlieue sont l'expression d'une immigration incontrôlée, ou au contraire la conséquence de politiques économiques et sociales indifférentes aux conditions de vie des plus pauvres et des exclus. Et nous ne témoignons plus de la violence nue, brute, mais l'interprétons et l'évaluons en fonction de nos valeurs, de notre discours. Nous la scénarisons, l'inscrivons dans une narration qui est celle de notre propre rapport à nous, à autrui et à la vie en commun. Et c'est totalement inévitable, et je le fais comme tout le monde. Et suivant les cas, c'est salutaire au sens où on va mettre en évidence des causes sur lesquelles on pour agir, dans le but de prévenir de futures violences. Mais c'est aussi l'expression d'une hiérarchisation normative et discursive des violences, qui va les classer, les évaluer, leur accorder plus ou moins d'éclairage, en fonction de la place qu'elles prennent dans nos engagements et nos passions propres. Et c'est violent, envers les victimes comme envers les auteurs, car nous nous approprions la signification de leurs vies et de leurs actes et/ou leur souffrance et/ou leur mort à l'aune de notre vie propre, en lui donnant, à gravité égale, plus ou moins d'importance suivant la manière dont ces évènements nous touchent. Cela ne veut pas dire que nous somme violents nous-mêmes (j'ai cité Fikmonskov par exemple, que j'ai vu condamner ce qu'il jugeait comme de la malhonnêteté ou de la violence de la part de son propre camp, et dont je suis convaincu que, s'il voyait des militants d'extrême-droite agresser des militants d'extrême-gauche, il tenterait de s'interposer. il n'empêche que ses tweets sur Clément Méric sont, selon moi, extraordinairement violents). Mais nos structures de pensée nous amènent à hiérarchiser les violences, à leur accorder plus ou moins d'être et de conséquences, en fonction de principes et d'expériences qui leur sont extérieurs. 

C'est pourquoi je pense qu'il importe, lors de chaque tragédie de ce type, que nous ne nous contentions pas de dénoncer la violence physique des "extrémistes", mais que nous prenions conscience de cette violence structurelle qui nous habite tous, et de ces mécanismes, pour tenter, autant qu'il est possible (et malheureusement il est sans doute impossible de s'en défaire totalement) de la mettre en évidence, afin de réfléchir aux conditions de possibilités d'un vivre-ensemble qui transcende toutes les agressions non seulements physiques, mais contre toutes les minorités, politiques, sexuelles, religieuses, etc. J'ai peu de solutions concrètes à apporter dans l'état actuel de ma réflexion, mais je voudrais éviter deux écueils, dans le contexte de cette affaire, que j'ai vu circuler sur Twitter ces deux derniers jours:

- la dépolitisation totale: j'ai vu certains contacts twitter estimer qu'une interprétation politique ne pouvait qu'"aggraver" la situation, et ne pas rendre justice à la victime. Les dangers de l'amalgame et de la récupération sont évidents, et beaucoup y sont tombés. Il n'empêche que nous vivons en société, tous ensemble,ou du moins nous sommes censés essayer, et toute violence nous touche, au sens où elle porte atteinte au vivre-ensemble. Elle a donc une signification politique, a fortiori quand elle s'exerce entre militants. On ne peut pas éviter, tout en se gardant bien sûr autant que faire se peut des interprétations partisanes et des accusations à l'emporte-pièce, d'en tirer des interrogations et des conséquence sur nos porpres dicours et notre propre manière de vivre ensemble.

- La minimisation: non, je ne pense pas qu'il "ne s'agit que" d'une "rixe" aux conséquences tragiques. D'une part , parce que la violence physique ne sort jamais complètement de nulle part. Je ne pense pas, contrairement à Pierre Bergé, que la Manif pour tous soit "responsable" de ce meurtre. je crois que les responsables de la mort de Clément Méric n'aiment pas les organisateurs de celle-ci, qu'ils ne partagent pas leurs idées, et je pense que ces derniers, s'ils avaient pu faire quelque chose, en présence de ce drame, pour l'empêcher, l'auraient fait, peut-être même au péril de leur vie. Il n'empêche que, lorsque depuis des mois, on prononce les mots "dictature", "résistance" "lois injustes" en boucle, même en leur adjoignant les épithètes "non violent", "pacifique", "respectueux" (car à partir du moment où il ne s'agit plus d'accepter l'issue, même très contrariante, d'un processus législatif, mais d'enter en résistance, même "pacifique, on fait passer cette paix, garantie précisément par le vote des représentants élus du peuple français, du statut de principe de vie commune à celui de moyen. on la fragilise, la rend discutable), on peut se demander dans quelle mesure on ne donne pas plus de légitimité et d'assurance à des groupes qui pensent que quand il s'agit de renverser "l'injustice", il faut s'en donner les moyens, y compris quand ils sont un peu (ou beaucoup) déplaisants (l'ultra-droite existe depuis beaucoup plus longtemps que la Manif pour tous, mais elle semble s'être réveillée ces derniers mois, dans le sillage des initiatives anti mariage gay) . De même que si demain, Chrstine Boutin se fait agresser par des militants d'extrême-gauche, je pense que tous ceux sur twitter qui contestent ou rabaisse, au "second degré", son humanité, en l'insultant ou la moquant (non pas que son discours ne méritent pas de très nombreuses critiques, au contraire) ne pourront s'épargner certaines questions à eux-mêmes, quand bien même ils ne seraient violents que verbalement et se seraient interposés s'ils l'avaient pu.

Voici donc ce qu'il me parait important de dire et redire, à chaque fois qu'un drame de ce type intervient: non pas sans cesse nous renvoyer la balle, et faire de la mort d'autrui l'instrument de nos prédispositions propres à la violence, mais prendre conscience que d'une manière ou d'une autre, elle nous habite tous. Et chercher à en démonter les mécanismes et à sans cesse avancer sur la qestion de ce que signifie vivre-ensemble (à laquelle j'ai moi-même bien du mal à répondre),en s'attachant à considérer, par exemple, toute personne (même "violente", même "extrémistes", et tout étant très ferme sur les conséquences morales et / ou judiciaires de ses actes) comme une "vraie" personne, en convertissant notre regard et notre volonté, non pas pour tourner autour du pot mais pour défendre "l'égalité pour tous" ou bien "la dignité de la vie, de toute vie, de son commencement à sa fin", d'une manière qui considère vraiement toute personne égale en droits et /ou toute vie égale en dignité et en considération, un peu à la manière, pour reprendre une jolie métaphore filée que j'ai lue tout à l'heure sur twitter, de la part d'une militante féministe, de Xavier plutôt que de Magneto (ceux qui ne comprennent pas, lisez les X-Men).

jeudi 6 juin 2013

Petit éclaicissement à propos de mon dernier billet



Il semble que mon article "Les "catholiques modérés" face aux études de genre: tentatives de réponse à leurs objections (1)" ait suscité quelques difficultés d'interprétation, en particulier chez certains de mes lecteurs catholiques. On a ainsi pu le rapprocher de ces "philosophies" lycéennes qui tentent de démontrer par A + B, à partir d'une compréhension défaillante de Kant, Husserl, Platon, Descartes ou tel autre grand penseur, l'inexistence de la réalité matérielle. On a pu aussi juger que le recours à de longues citations de Judith Butler faisait office d'argument d'autorité, coupant court à tout dialogue, ou encore que la longueur et le caractère "technique" de mon article n'aidait pas à une compréhension simple de ce que sont les études de genre.Enfin, j'ai pu voir d'autres catholiques se plaindre de l'enlisement du débat sur le genre, et d'être pris en tenaille entre les obsédés de la théorie du genre et les "extrémistes du "tout est culturel, rien n'est biologique". Il m'a semblé que cette formulation, dont je ne sais si elle m'était destinée en particulier, pouvait refléter l'incompréhension de certains catholiques envers mon billet.

J'ai cru bon de répondre par un commentaire assez long à un statut publié sur Facebook, qui exprimait ce dernier point de vue, et qui s'appuyait entre autre sur l'exemple de la grossesse, supposée ancrer dans le biologique le rôle de la mère et celui du père.

Avant de livrer ci-dessous une version légèrement modifiée de ce commentaire, qui entend exposer, non pas une analyse de l'oeuvre de tel ou tel spécialiste, ni dire la Vérité sur la différence des sexes, mais simplement éclaicir l'état de ma compréhension d'une des parties à mon sens les plus mal comprises du débat et de ses enjeux, avec mes propres mots,  je précise que je suis très débutant dans les études de genre, plus encore dans la lecture de Judith Butler qui est par surcroit une auteure très difficile. Je suis donc parfaitement conscient qu'il est très possible, voire très probable, que ma lecture de notre rapport à la différence des sexes, que j'exprime ici et dans mon article précédent, soit remplie de contresens sur les auteurs que je cite et d'incompréhensions sur les réalités et les discours dont je rends compte. Les corrections, objections et précisions de toutes sortes sont bien sûr les bienvenues en commentaire. :-)

Que des différences de nature anatomiques existent entre hommes et femmes, je ne crois pas que la plupart des partisans des études de genre le nient. Pour autant, si l'on vit ces particularités biologiques de manière immédiate, quand il s'agit de définir ce qui est biologique par distinction avec ce qui est culturel, on rentre nécessairement, à mon sens, dans un rapport discursif, distancié au corps, qui va chercher à donner à un ensemble de sensations et d'expériences particulières, y compris très fréquentes, une signification qui les dépasse, et qui dira quelque chose non pas, par exemple, d'une femme, ou de plusieurs femmes, ou de la majorité écrasante des femmes, mais de ce qu'est la femme de manière naturelle. 

Pour reprendre l'exemple de la grossesse, certes, celle-ci est une réalité biologique indiscutable, qui existe à l'état de possibilité chez beaucoup de femmes, et chez aucun homme. Pour autant, suffit-elle à définir en nature, sur une assise biologique, la différenciation homme-femme? En premier lieu, les femmes stériles apparaissent non moins femmes que celles capables d'enfanter. Cependant, elles ont pu, dans certaines formes de sociétés, être moins bien acceptées socialement, ou éprouver de la culpabilité, car cette possibilité biologique de la grossesse est fréquemment interprétée comme la finalité de la femme: être une mère. Pas sûr qu'on soit encore dans la nature et pas déjà dans la culture. 

En second lieu, certes, la possibilité d'enfanter est une différence biologique entre l'homme et la femme, et même chez celle stérile, on trouve, de manière en partie non fonctionnelle, les organes qui permettent l'enfantement, mais pour autant, est-ce que cela fonde en nature "le rôle de la mère et celui du père"? Dans l''exemple souvent invoqué de la grossesse, qui semble vouloir apporter un argument décisif en faveur de la conception essentialiste de la différence (et de la "complémentarité") entre une "nature féminine" et d'une "nature masculine", la frontière entre donné biologique et interprétation culturelle de ce dernier parait extrêmement floue. Le sens de mon dernier billet  n'est pas de dire que rien n'est biologique et que tout est culturel, mais que les différences biologiques, certes indéniables, qui existent entre hommes et femmes, nous ne les abordons que par la médiation de la pensée et du langage. Et que cette pensée et ce langage ne sont pas l'émanation d'un rapport "pur" au réel, mais fonctionnent (tout en étant évidemment capable de prise de distance critique) sur la base de l'héritage d'une culture, et notamment d'un certain nombre de significations discursives (portées ne serait-ce que par la grammaire: la lune est-elle plus féminine que le soleil?). Et que, donc, ces différences biologiques, nous ne nous bornons pas à les décrire, mais tout en les décrivant, nous les interprétons constamment en fonction d'un référentiel qui est aussi culturel. 

D'où la difficulté d'établir des frontières claires entre ce qui dans les différence des sexes est "naturel" ou "culturel", car notre évaluation sera elle, à tous les coups, un acte culturel. Ce qui ne veut pas dire qu'il faut renoncer à toute démarche descriptive des corps, ni s'enfermer dans une sorte de solipsisme linguistique niant toute possibilité d'accès au réel et à la matérialité et la densité des corps, mais plus simplement et modestement, se méfier de nos "évidences" "naturelles", souvent lourdes de présupposés et de non-dits culturels.

mardi 4 juin 2013

Les "catholiques modérés" face aux études de genre: tentatives de réponse à leurs objections (1)


Depuis les polémiques sur les manuels de SVT en 2011, la mise en cause des études de genre a été de plus en plus fréquente sur les réseaux cathos, et est particulièrement présente depuis le début de la polémique sur la mariage gay. Ainsi on voit circuler en boucle un documentaire norvégien dont on soutient qu'il aurait conduit le gouvernement de ce pays à bannir les études de genre (ce qui est faux), le site d'un "observatoire de la théorie du genre", ou encore une page facebook qui sous-entend un lien entre la genèse des études de genre et des tentatives de légitimation de la pédophilie.

En réaction, certains blogueurs catholiques tentent de défendre ces études de genre, et combattre ce qui leur parait être des caricatures et des contre-sens, ainsi Anthony Favier, Baroque et fatigué, ou, à un niveau beaucoup plus débutant, moi-même.

Et en réaction à la réaction, si je puis dire, on constate un certain nombre de tentatives pour trouver un "juste milieu", qui visent à démontrer les limites supposées de la "théorie du genre" sans attaquer de manière trop globale et sommaire un champ de recherche universitaire dans son ensemble. L'idée serait de dénoncer les implications politiques (notamment la remise en cause du modèle familial traditionnel) tout en reconnaissant la légitimité de certaines intuitions centrales (qu'une "certaine" part de notre perception de la différence des sexes est contruite, et potentiellement source d'inégalités).

L'objet de cette série de billets est de parcourir ces objections "modérées" aux études sur le genre, afin de tenter d'y répondre. Dans le premier, je reviendrai sur la querelle nature vs culture, et la prédilection de la plupart des observateurs catholiques avec qui j'ai pu discuter pour le "juste milieu" d'une conception de la différence des sexes qui serait en partie construite, et en partie biologique, et dans le second, sur la question des revendications plus proprement liées à la situation des transexuels, transgenres et intersexués, qui semblent cristalliser la plupart des craintes, et justifier aux yeux de certains le rapprochement avec les questions éthiques soulevées par le mouvement transhumaniste. Puis j'écrirai probablement d'autres volets en nombre indéterminé, suivant les objections que je repèrerai ou qui me seront faites directement.

A force de lire les billets et les statuts de divers catholiques en lien avec les études de genre, j'en retire que l'une des difficultés majeures qu'elles soulèvent à leurs yeux est qu'ils n'en voit pas vraiment l'intérêt ni l'originalité. Qu'il y ait une influence de certaines conventions sociales sur les attributions traditionnelles de chaque sexe, que par exemple la coutume suivant laquelle les filles portent des robes et des cheveux longs et les hommes des pantalons et des cheveux courts soit d'origine sociale et non biologique, c'est une évidence que même l'intégriste le plus obtus concèderait sans difficultés aucunes, à moins d'avoir lui même de sérieux problèmes avec la réalité. A l'inverse, qu'il n'y ait aucune influence biologique de la différence sexuelle, par exemple une moins grande force physique, en moyenne, des femmes, cela parait là encore une évidence que seuls la coquetterie intellectuelle ou le militantisme aveugle songeraient sérieusement à remettre en cause.

Dans les termes d'un avis du Conseil Scientifique du CLER Amour et Famille paru en novembre 2011 et intitulé La controverse du Gender:

"C’est une vision néo-marxiste de la différence sexuelle, qui relève de la dialectique bourreau / victime, que de lire obligatoirement cette différence comme une inégalité qui oppose et suscite des antagonismes et qui désigne l’homme comme l’oppresseur et la femme comme la victime. Que cette différence puisse conduire à l’exercice d’une domination de l’homme sur la femme n’est pas discutable, mais cette domination n’est pas l’apanage de l’homme et la domination féminine existe aussi. La réalité est surtout que cette différence n’est pas seulement un écart mais qu’elle comporte aussi des convergences, des correspondances, des affinités qui créent de la complémentarité, source d’admirables harmonies.
D2. LE REFUS DE LA DIFFERENCE SEXUELLE COMME FONDEMENT DU GENRE (LE SEXE PROPREMENT DIT N’EST UTILE QUE POUR LA REPRODUCTION).
La réalité biologique des sexes n’est pas « neutre » au début, comme l’ont affirmé, contre toute évidence, certains théoriciens du gender qui pensaient qu’il suffisait ensuite de la modeler dans un sens masculin ou féminin (en vérité plutôt incertain) par l’influence socio culturelle.
Il est au contraire montré que le cerveau humain est modelé dès avant la naissance par des facteurs génétiques et épi-génétiques (en particulier hormonaux) qui orientent les sujets vers des types masculins ou féminins aux caractéristiques statistiquement observables.
Cette réalité biologique représente alors un axe solide autour duquel se constitue, en conjonction avec un contexte culturel donné, la psychologie de l’individu sexué qui participe de l’identité personnelle.
L’ancrage biologique dans la construction identitaire signifie une certaine relation du sujet à son corps, une appropriation de celui-ci, qui passe par le consentement à ses potentialités comme à ses limites. Il y a également une symbolisation à partir du vécu sexuel féminin ou masculin qui débouche sur une différence dans la manière de désirer, de jouir, d’enfanter … Les représentations symboliques sexuelles jouent un rôle primordial dans la construction de la personnalité, de la personne intérieure.
L’esprit humain se forme à partir du corps. Si le corps humain est différent entre les sexes comment l’esprit ne le serait-il pas (on n’a pas la même vision du monde quand on mesure 1,90 m et pèse 100 kg, que quand on mesure et pèse deux fois moins). Pourquoi serait-ce différent a priori pour la différence sexuelle ?
Refuser la référence à la différence sexuelle, qui est une différence d’abord inscrite dans le corps (anatomique, hormonale, neurocérébrale…), est une forme de refus du corps aboutissant à une vision imaginaire et irréelle de la condition humaine. Considérer alors que l'identité de genres est de construction essentiellement socioculturelle c’est concevoir une identité personnelle indistincte et fragile, gouvernée par la seule subjectivité."
En premier lieu, cet extrait appelle deux remarques de détail sur la présentation qu'il donne des affirmations des études de genre et des contre-arguments qu'il leur oppose:

1ère remarque: attribuer à une influence "néo-marxiste" l'interprétation de la conception "habituelle" des rapports hommes-femmes comme d'une construction sociale traversée par des rapports de pouvoir et qui asure de fait la domination d'un sexe sur le second simplifie trop, et donne une image trop unilatérale et sommaire, des ramifications politiques des études de genre. Pour prendre l'exemple de Butler, dont la discussion des thèses constitue une partie importante de cet avis, c'est plus classiquement sur la dialectique maître/serviteur exposée par Hegel dans La phénoménologie de l'esprit, et sur la question de la reconnaissance, qu'elle s'appuie pour tenter de comprendre les relations de pouvoir qui traversent les rapports sociaux, et entre autres, ceux entre sexes. Il convient à cet effet de rappeler que sa thèse de doctorat de 1984, qui a été retravaillée et éditée en 1987 sous le titre Sujets du désir. Réflexions hégéliennes en France au XXe siècle portait, comme son nom l'indique, sur les lectures en France de l'oeuvre de Hegel au  20ème siècle: les exégèses (Kojève, Hyppolite), les réappropriations (Sartre) et les critiques (Deleuze, Lacan, Derrida, Foucault).

"L’analyse de la section « la vérité de la conscience de soi » [dans la Phénoménologie de l'Esprit]  insiste sur le contexte dans lequel émerge le désir, ce qui permet d’emblée d’associer désir et constitution du sujet. En effet, le désir intervient comme thème central pour résoudre le dilemme propre à la conscience et au présupposé d’une altérité radicale à l’égard du monde. Le désir réalise le passage de la conscience à la conscience de soi et assure, de ce fait, l’émergence du sujet. En effet, c’est à travers le désir que le monde sensible devient une expérience pour la conscience de soi. Le désir apparaît à la fois comme intentionnel et comme réflexif : il vise toujours un objet et il est une « manière pour le sujet de se découvrir et de se renforcer à la fois » (p. 48). On passe d’une différence extérieure à des différences internes. « Le désir apparaît comme une synthèse de mouvement d’altérité ». Le sujet se reconnaît comme puissance de nier. [...]
L’analyse de « domination et servitude » permet de faire le point sur l’emballement du désir et sur sa sophistication, ce qui revient à comprendre la « suppression » du désir, caractéristique de cette section, comme sa modification profonde. Le désir ne peut pas saisir la vie en générale et il a besoin d’une infinité d’objets pour rester vivant. Mais dans la perspective d’une inclusion plus grande de ses buts intentionnels, c’est l’Autre, autrui, qui apparaît comme l’objet du désir. On passe alors de la conscience de soi comme Désir général à la conscience de soi comme Désir particulier qui trouve sa satisfaction dans la Reconnaissance médiée par le travail du monde. On passe d’un sujet émergent à un sujet historique qui implique l’intersubjectivité.
Le désir est donc le processus qui assure l’émergence et la confirmation du sujet dans la reconnaissance ; elle assure une explication de lui-même comme puissance de nier. Le désir est en outre présenté comme structurant pour l’ensemble du projet de la Phénoménologie même s’il n’intervient qu’à partir de la section intitulée « la vérité et la certitude de soi-même » et qu’il est « supprimé » (aufgehoben) dans « domination et servitude ». « Parce que le désir est le principe de la réflexivité ou de la différence intérieure de soi et parce qu’il a comme but ultime l’intégration de toutes les relations extérieures dans des relations de différence intérieure, le désir forme la base expérimentale de ce projet d’ensemble de la Phénoménologie » (p. 69 ; c’est moi qui souligne) et « la sophistication du désir – l’inclusion de plus en plus large de ses buts intentionnels – constitue le principe du progrès dans la Phénoménologie » (p. 70).
Le lien entre le désir et le négatif est manifeste. Mais, c’est plus généralement la positivité du négatif et de la négation qui se fait jour et sur quoi insiste J. Butler : « le négatif est toujours et seulement utile – il n’est jamais une source d’affaiblissement définitif » (p. 44) ; « le négatif est aussi la liberté humaine, le désir humain, la possibilité de créer de nouveau. (…) Le non-actuel est en même temps le royaume du possible » (p. 89).[...]
Lire Hegel en philosophe, ce que s’attache à faire J. Butler, c’est d’abord rompre avec un certain héritage – celui qui en ferait le représentant des philosophes de la conscience défendant l’autonomie et l’autosuffisance – pour retrouver le traitement singulier qu’il propose du négatif et la prise en compte de la fragilité intrinsèque du sujet, ce qui constituera la matière de la réflexion future de l’auteure. Lire Hegel en philosophe, cela consiste aussi à prendre en compte la philosophie post-hégélienne et notamment la critique à l’égard des notions de sujet et de désir.
Au terme de ce parcours critique, l’objectif que se donnait J. Butler au départ se trouve rempli : « retracer la dernière étape de la querelle de la philosophie avec l’impulsion vive, avec l’effort philosophique pour domestiquer le désir et en faire un modèle de la situation métaphysique (de l’homme), avec la lutte qui conduit à accepter le désir comme principe de dislocation métaphysique et de dissonance psychique, et l’effort pour déployer le désir en vue de disloquer et de faire échouer la métaphysique de l’identité » (p. 36), ce qui s’avère rigoureusement opposé à la relation constitutive que permettait le désir dans le contexte de la Phénoménologie, sans pour autant défendre une métaphysique de la présence et de l’identité. Le désir hégélien est à la fois destructeur et constructeur, il est constitutif pour un sujet qui s’éprouve aussi dans la fragilité et qui n’a rien de l’autonomie et de l’autosuffisance que les critiques françaises lui ont attribuées.[...]
Paradoxalement, c’est en effet dans sa lecture du texte hégélien que J. Butler forge la notion de vulnérabilité qui est le concept fondateur pour une rénovation de la reconnaissance sur de nouvelles bases. La notion de vulnérabilité, la critique de l’autonomie et de l’autosuffisance prêtées à tort au sujet hégélien fonde les bases d’une critique de la reconnaissance hégélienne et assure l’élaboration de l’un des concepts clé de la pensée butlerienne.
Sujets du désir s’avère un ouvrage important dans la constitution de la pensée butlerienne. S’il apparaît « limité » en 1999, il trouve une dimension fondatrice en regard des derniers travaux. L’œuvre de J. Butler se présente donc comme une incessante relecture de Hegel, comme une évolution incessante à l’égard de cette œuvre. Cet ouvrage nous permet de comprendre comment aujourd’hui encore la lecture et la relecture critique d’un auteur peut fonctionner comme un outil heuristique et constitutif d’une philosophie originale et critique de son actualité." (Actu Philosophia, Judith Butler : Sujets du désir Réflexions hégéliennes en France au XXe siècle, compte-rendu de lecture par Sandrine Alexandre).
Bien loin d'être une apologiste de la toute puissance du désir et de la subjectivité, comme certains persistent à l'affirmer, Butler  est donc une penseuse de leur vulnérabilité. Je débute dans la lecture de son oeuvre, mais il me semble commencer à y discerner une unité, entre les premières oeuvres sur le genre et la situation des minorités sexuelles, et les plus récentes qui réfléchissent sur la précarité des vies humaines exposées à la guerre, à la torture et au deuil, dans le contexte de l'après 11 septembre, du conflit israelo-palestinien et des guerres en Irak et en Afghanistan, dans la réflexion sur les vies invivables, les corps qui ne sont pas reconnus comme tels, les souffrances qui ne sont pas pleurées. Bien loin d'être une utopiste, je discerne (à mon niveau de connaissance certe excessivement débutant) dans sa pensée un fond finalement assez sombre et désenchanté.Et loin de nier la matérialité des corps, elle cherche à comprendre pourquoi certains sont valorisés (les corps qui répondent aux normes de "l'hétérosexualité obligatoire", et d'autres qui sont considérés comme "invivables" ou tout simplement rejetés dans "l'impensable" et "l"abjection": les trans, les intersexués, etc.).

2ème remarque: ce passage de l'avis du CLER que je commente semble tenter d'opposer les acquis des sciences "dures" au volet SHS des études de genre. Les auteurs semblent ne pas avoir repérer les ravaux de diverses biologistes acquises aux conclusions des études de genre, qui remettent en cause un certain nombre des "faits" scientifiques sur lesquels ils s'appuient. Ainsi:

" Il est au contraire montré que le cerveau humain est modelé dès avant la naissance par des facteurs génétiques et épi-génétiques (en particulier hormonaux) qui orientent les sujets vers des types masculins ou féminins aux caractéristiques statistiquement observables."
Cette affirmation est  contestée par des neuro-biologistes, ainsi Catherine Vidal en France, qui soutient que si cela est vrai pour ce qui concerne le contrôle des fonctions associées à la reproduction sexué, seulement 10% du cerveau est formé à la naissance, et que sa plasticité extraordinaire le rend très adaptable aux stimulis extrieurs, y compris aux conditionnements sociaux. insi, certaines différences observables entre un cerveau féminin et un cerveau masculin sont, paradoxalement, davantage le fruit de déterminismes sociaux que biologiques:

"Peut-on parler de cerveau féminin et de cerveau masculin ?
Catherine Vidal - La réponse scientifique est oui et non. Oui, parce que le cerveau contrôle les fonctions associées à la reproduction sexuée, qui sont évidemment différentes chez les femmes et chez les hommes. Chez la femme, on trouve des neurones qui ont des activités périodiques pour déclencher l'ovulation, ce qui n'est pas le cas chez l'homme. Mais concernant les fonctions supérieures du cerveau - les fonctions cognitives comme l’attention, la mémoire, le raisonnement - c'est la diversité cérébrale qui règne indépendamment du sexe. Grâce aux nouvelles techniques d’imagerie cérébrale comme l'IRM, on a pu montrer que les différences entre les individus d’un même sexe sont tellement importantes, qu'elles dépassent les différences entre les deux sexes. Cette variabilité s’explique par les extraordinaires propriétés de "plasticité" du cerveau, c'est-à-dire sa capacité à se modifier en permanence en fonction de l'apprentissage et l'expérience vécue. A la naissance seuls 10% de nos 100 milliards de neurones sont connectés entre eux. Les 90% des connexions restantes vont se construire progressivement au gré des influences de la famille, de l'éducation, de la culture, de la société.[...]
Depuis une quinzaine d’années, de nouvelles techniques d’exploration du cerveau sont apparues. C’est ce qu’on appelle « l’imagerie cérébrale », en particulier l’IRM. On peut désormais voir un cerveau vivant en train de fonctionner.
Il s’agit donc d’une révolution dans les méthodologies, et par conséquent d’une révolution dans les concepts du fonctionnement du cerveau. On a découvert des choses qu’on n’imaginait pas auparavant. En particulier, on a mis à jour ces propriétés extraordinaires qu’on appelle la « plasticité cérébrale » qui font que le cerveau se fabrique en permanence des circuits de neurones, en fonction de l’apprentissage et de l’expérience vécue. Rien n’est jamais figé dans le cerveau. Cette variabilité s’explique par les extraordinaires propriétés de "plasticité" du cerveau, c'est-à-dire sa capacité à se modifier en permanence en fonction de l'apprentissage et l'expérience vécue. Ainsi, chez les pianistes, on observe un épaississement des régions du cerveau spécialisées dans la motricité des doigts, dans l'audition et la vision. Et ces changements sont directement proportionnels au temps consacré à l'apprentissage du piano pendant l'enfance. Ces exemples permettent de comprendre pourquoi nous avons tous des cerveaux différents, y compris les vrais jumeaux.
Par conséquent les vieilles idées, qui prétendent entre autres que les femmes sont naturellement douées pour le langage ou que les hommes sont naturellement doués pour faire des maths, sont complètement caduques." (Les Quotidiennes, Catherine Vidal : Femmes, hommes - avons-nous le même cerveau ?, propos recueillis par Adrien Chevalley).
Toujours selon le CLER:

" L’ancrage biologique dans la construction identitaire signifie une certaine relation du sujet à son corps, une appropriation de celui-ci, qui passe par le consentement à ses potentialités comme à ses limites. Il y a également une symbolisation à partir du vécu sexuel féminin ou masculin qui débouche sur une différence dans la manière de désirer, de jouir, d’enfanter … Les représentations symboliques sexuelles jouent un rôle primordial dans la construction de la personnalité, de la personne intérieure." 
Cet argument parait assez confus: ce n'est pas parce que le vécu sexuel est expérimenté par l'individu en relation à son corps que celui-ci est saisi de manière immédiate dans son essence biologique, sans recours à la discursivité du langage et au cortège d'interprétations et de représentations a priori qu'il véhicule. J'y reviendrai dans la dernière partie de ce billet. 

" L’esprit humain se forme à partir du corps. Si le corps humain est différent entre les sexes comment l’esprit ne le serait-il pas (on n’a pas la même vision du monde quand on mesure 1,90 m et pèse 100 kg, que quand on mesure et pèse deux fois moins). Pourquoi serait-ce différent a priori pour la différence sexuelle ?"
La prise en compte discursive du corps, à partir des représentations propres à une culture et à une époque (ainsi la corpulence peut-être interprétée, chez les femmes par exemple, comme un signe de bonne santé et de vitalité, ou bien de laisser aller et de difformité), influe certes sur la manière dont nous nous situons en relation avec nous-mêmes et le monde "extérieur". Pour autant, les corps sont aussi divers qu'il y a d'individus: le rapport immanent (mais est-il si immanent que ça?) au corps ne suffit donc pas à légitimer une partition binaire des potentiels et des attributs de chaque personne en fonction des deux sexes.

En fait, dans la mesure où les études de genre ont aussi pour elle des arguments qui viennent des sciences de la vie, je ne crois pas qu'opposer la recherche biologique à celle en SHS soit un angle d'attaque complètement pertinent.

Pour citer la blogueuse féministe Anne-Charlotte Husson:

"Je signalais également dans mon post précédent l’un des arguments principaux que l’on peut opposer à cette accusation de non-scientificité. Il se fonde sur l’héritage de la théorie féministe qui a montré, depuis plusieurs décennies, les limites de la prétendue objectivité des sciences exactes. Ces recherches ont eu une conséquence bien précise: elles ont fourni une base épistémologique solide à la critique des recherches sur les différences sexuelles et leur origine supposée dans le patrimoine génétique et le cerveau. Judith Butler souligne que "nombre de chercheuses féministes se sont intéressées à la biologie et à l’histoire des sciences pour analyser les intérêts politiques sous-jacents aux différentes procédures discriminatoires qui établissent les bases scientifiques du sexe" (Trouble dans le genre, note p. 68, trad. C. Kraus).
Dans Delusions of Gender. The Real Science Behind Sex Differences, Cordelia Fine mène une analyse très fine et extrêmement documentée du discours scientifique prédominant à l’égard des différences sexuelles. Elle montre notamment que les recherches dans ce domaine sont la plupart du temps faussées par leur présupposé de départ, à savoir, qu’il existe bel et bien des différences, dont il s’agira de montrer l’origine neurologique pour justifier, en retour, tous les mécanismes de différenciation genrés qui marquent la vie des individus depuis leur naissance. Elle explique ainsi que les recherches visant à prouver l’existence de ces différences sont beaucoup plus porteuses, en termes de carrière et de possibilités de publication, que les recherches visant à montrer que ces différences sont soit inexistantes, soit minimes en comparaison des ressemblances entre les sexes. La recherche scientifique (et on ne parle pas de sciences molles, attention, mais de choses sérieuses, avec IRM, graphiques et tout) contribuerait ainsi à corroborer et à figer les stéréotypes qui déterminent notre vision du monde et nos interactions avec les autres" (Genre! Etudes de genre et sciences "exactes")
Ce bref commentaire d'un extrait de l'avis du CLER effectué, qui j'espère, permet de prendre conscience des insuffisances et des lacunes de cette tentative, au demeurant tout à fait louable, de prendre de la hauteur et d'insuffler de la sérénité au débat, venons en donc au vif du sujet:

Celui-ci se trouve évoqué par le CLER à un autre endroit de son avis:

"La réalité biologique des sexes jouant pour la théorie queer un rôle accessoire, le moteur principal de l’acquisition d’une identité et d’une orientation sexuelle est le contexte social et culturel dans lequel est élevé l'enfant. Les théoriciens du gender vont s’approprier la notion, issue des observations scientifiques, que la personnalité sexuelle émerge de la conjugaison des données biologiques et du contexte culturel et social dans lequel se développe l’individu. Mais ils vont se l’approprier à leur façon, grâce à un glissement sémantique du type « tout passe par le langage », ce qui peut être vrai, à « tout est langage », ce qui est faux. Ainsi, si toute représentation de la sexualité passe par la culture, il n’y a qu’un pas à franchir pour survaloriser cet aspect construit et culturel et relativiser la dimension biologique. Et un pas de plus pour arriver à exprimer que toute la sexualité est culturelle et sociale.
Que fait-on de la réalité de la différence biologique des sexes ? On ne peut la supprimer. Alors, tout simplement, on l’ignore, on la met hors-jeu, comme non opérante en dehors de la reproduction."
Je pense qu'il y a là un vrai contresens sur les études de genre en général et la pensée de Judith Butler en particulier.

Il ne s'agit pas "d'ignorer" la réalité biologique par le biais d'un contructivisme linguistique radical,  mais de partir du constat de la précarité et de l'abjection de certaines formes de réalités biologiques. Certaines formes de corps nous sont ainsi présentées comme "normales", et d'autres comme "anormales". Souvent, cela est lié à des impératifs fonctionnels pour vivre en société de manière  à peu près autonome. Ainsi (l'exemple n'est pas de Butler mais de moi) un aveugle ne pourra pas faire tout ce qu'un voyant fera, et en souffrira de manière pour ainsi dire constitutive, puisqu'il aura du mal à se déplacer seul, à avoir accès à un certain nombre d'informations, etc. Mais il existe d'autres types d'"anomalies" pour lesquelles il est plus difficile de comprendre pourquoi elles sont exclues de la norme par la perception commune: en quoi par exemple un intersexué par exemple, ou bien une personne qui se sent femme dans un corps d'homme ou vice-versa, souffrent d'un handicap par rapport aux personnes "normales? Qu'est-ce qu'elles ne peuvent pas faire que "tout le monde" peut faire? En quoi souffrent-elles d'un déficit d'autonomie ou de jugement, à la manière dont le handicap d'un aveugle ou d'un schizophrène peut le mettre en danger? De même, pour ce qui est des corps "normaux", pourquoi un corps de femme est-il perçu comme plus fragile, ou plus gracieux, q'un corps masculin, alors que les jeux olympiques féminins n'arrivent pas à établir des critères absolument certains de différenciation sexuelles, dans leurs procédures de contrôles, et que les contre exemples d'hommes fragiles et/ou gracieux et de femmes "viriles" et/ou athlétiques abondent? En raison d'un constat statistique, parce qu'il est tout de même "beaucoup plus courant" de croiser des femmes "féminines" et des hommes "masculins" que l'inverse? C'est alors l'habitude qui donne sa force d'évidence à la différence des sexes: nous partons du principe qu'ils sont différents, parce que nous avons l'habitude de voir des différences entre eux, et plus celles-ci semblent se répéter, plus facilement nous en déduisons qu'elles participent d'ue sorte d'essence de la féminité ou de la masculinité, qu'elles sont issues d'un déterminisme biologique et non pas social.

Or, si notre regard sur les corps, sur ce qui constitue la différence entre leur essence "biologique" et les conditionnements sociaux qui se surimposeraient éventuellement par dessus, est informé par l'habitude, cela signifie qu'il n'est pas naïf et immédiat, comme si nous les observions pour la première fois, mais que nous avons des attentes préétablies à leur intention, qui viennent de ce que nous avons "toujours" ou "d'ordinaire" vu, sur ce que nous avons entendu dès notre plus tendre enfance sur ce qu'est être une fille et est être un garçon, etc.Notre conception de la différence des sexes est en quelque sorte préremplie par des discours qui sont liés aux usages et aux habitudes. C'est en ce sens que Judith Butler, par exemple, considère que notre rapport aux corps et aux différences biologiques (auxquelles elle ne dénie pas tout fondement), est de nature "discursive", c'est à dire qu'elle est conditionnée par un discours que nous nous sommes approprié par la répétition des observations semblables et des usages, et donc par le langage. C'est en ce sens qu'elle écrit, dans l'extrait que je citais dans mon avant-dernier billet sur ce blog:

"Certaines formulations de la position constructiviste radicale semblent provoquer presque irrésistiblement un moment d'exaspération: de façon récurrente, le constructiviste est perçu comme un idéaliste linguitique, il parait dénier la réalité des corps, la pertinence de la science, les faits supposés irrécusables de la naissance, de la vieillesse, de la maladie et de la mort. Le critique pourra alors suspecter le constructiviste d'une certaine somatophobie, et cherchera à s'assurer que ce théoricien abstrait admet, au moins, qu'il y a des organes sexuellement différenciés, des différences dans les activités et dans les capacités, des différences hormonales et chromosomiques qui peuvent être reconnues sans qu'il soit fait réfrence à la "construction". Bien qu'à cet instant je veuille absolument rassurer mon interlocuteur, une certaine anxiété prend le dessus. "Concéder" l'incontestabilité du "sexe" ou sa "matérialité", c'est toujours accepter une certaine version du "sexe", une certaine formation de la "matérialité". Le discours à travers lequel intervient cette concession - et, oui, cette concession intervient invariablement - ne contribue-t-il pas lui même à constituer le phénomène qu'il reconnait? Affirmer que le discours est formateur, ce n'est pas prétendre qu'il est à l'origine de ce qu'il reconnait, qu'il en est la cause ou qu'il le compose entièrement; c'est plutôt dire qu'il ne peut y avoir de référence à un corps pur qui ne participe pas à la formation de ce corps. En ce sens, il ne s'agit pas de nier la capacité linguistique de se référer aux corps sexués, mais de modifier la signification même de la "référentialité". En termes philosophiques, on pourrait dire qu'il n'est pas de constat qui ne soit, dans une certaine mesure, performatif."(Judith Butler, Ces corps qui comptent: de la matérialité et des limites discursives des "sexes", Editions Amsterdam, 2009, traduit par Charlotte Nordmann, p. 23 à 26).
Bien sûr qu'il y a des différences biologiques ultra majoritaires entre chaque sexe, bien sûr qu'elles constituent des réalités concrètes qui différencient ce que peuvent ou non faire, d'habitude, les hommes et les femmes, mais notre regard sur ces différences est tellement, à l'usage,  conditionné par l'habitude et par l'anticipation par celle-ci de ce qu'est un corps de femme et de ce qu'est un corps d'homme, et des effets qu'ils sont censés produire, qu'il est est quasiment impossible de faire la part des choses de manière certaine entre la part du biologique et la part du construit culturel.

C'est pourquoi en dernière analyse la position "modérée" qui vise à concilier les positions essentialiste et constructiviste en distinguant entre un certain nombre d'évidences biologiques, et un certain nombre de conventions sociales elles-mêmes souvent faciles à percevoir, n'est en définitive pas acceptable, puisqu'elle prétend accéder sans médiation à une évidence du biologique qui est constamment anticipée par l'habitude et la répétition des "évidences". Comme le rappelle en effet, dans l'extrait cité plus haut, Anne-Charlotte Husson, à propos des recherches de Cordélia Fine, même les biologistes les plus éminents peuvent voir leurs observations faussée par l'"évidence" préattendue de la différence des sexes. 

D'où la remarque de Judith Butler, toujours dans le même passage:

"Le critique "modéré" concèdera peut-être qu'une certaine partie du sexe est construite, mais il soutiendra qu'il en est une autre qui ne l'est certainement pas. Il se trouvera alors bien sûr dans l'obligation de tracer la frontière entre ce qui est construit et ce qui ne l'est pas, mais aussi d'expliquer comment il se fait que le "sexe" soit constitué de parties dont la différenciation ne relève pas de la construction. Mais lorsqu'on établit cette ligne de démarcation entre parties ostensiblement distinctes, le "non-construit" se retrouve à nouveau déterminé par le biais d'une pratique de signification, et c'est la frontière censée garantir une partie du sexe de la contamination du constructivisme qui est maintenant définie comme la construction de l'anti-constructiviste lui-même. La construction est-elle quelque chose qui arrive à un objet déjà constitué, à une chose donnée, et arrive-t-elle par degrés? Ou nous référons-nous, des deux côtés, à une inévitable pratique de signification, de démarcation et de délimitation de ce à quoi nous nous "référons" ensuite, de telle sorte que nos "références" présupposent toujours - et masquent souvent - cette délimitation première? En effet, pour se "référer" naïvement ou directement à un tel objet extra-discursif, il faut toujours préalablement délimiter l'extra-discursif. Et dans la mesure où l'extra-discursif est délimité, il est formé par le discours même dont il cherche à se libérer. Cette délimitation, souvent accomplie comme une présupposition non théorisée dans tout acte de description, marque une frontière qui inclut et qui exclut, qui décide pour ainsi dire de ce qui constituera la substance de l'objet auquel nous nous référons ensuite. Cette démarcation est porteuse d'une certaine force normative et en même temps d'une certaine violence, car elle ne peut construire qu'en effaçant; elle ne peut circonscrire une chose qu'en imposant un certain critère, un principe de sélection."

Il n'est en effet beaucoup moins facile de définir ce qui constituerait la réalité biologique "indiscutable" des corps qui justifierait toutes sortes d'affirmations sur la différence des sexes, leur complémentarité supposée, que de dire qu'elle existe, et les difficultés que rencontrent les comités de sélections de jeux olympiques à définir des critères fiables de différenciations entre sexes, que j'exposais dans un précédent article, le montre bien. Cela met le catholique modéré en posture de devoir déterminer lui-même des critères de démarcation entre le biologique et le culturel, et entre les sexes, qui sont finalement fondées sur l'habitude et non sur une quelconque évidence "immédiate", et ainsi toujours susceptibles de rencontrer des exceptions et de reléguer des personnes vivantes dans l'anormalité, la monstruosité, et l'"abjection".