jeudi 28 mars 2013

"Anthropologique", vous avez dit "anthropologique"? Pourquoi le débat sur le mariage homosexuel n'a pas eu lieu...







Depuis le début de la polémique sur le "mariage pour tous", les opposants au projet de loi à l'origine de cette dernière ne cessent de rappeler que leur position ne se fonde ni des croyances de nature religieuse, ni sur une aversion particulière des personnes homosexuelles, mais sur des considérations "anthropologiques":

"Ce n’est pas parce que des couples mariés sont stériles ou choisissent de ne pas avoir d’enfant, que le sens de l’institution change. Elle ménage toujours une place pour l’enfant. En outre, les changements sociologiques actuels me semblent superficiels par rapport à une réalité anthropologique qui demeure.[...]
Les partisans de l’homoparentalité disent eux que la différence sexuelle n’a pas d’importance, qu’il n’est pas important qu’un enfant soit né d’untel et d’unetelle ; ils occultent la naissance. Affirmer cela, c’est dire poliment que le corps ne compte pas. C’est grave, car cela revient à penser que tout vient de la volonté et de la culture. Or, le corps aussi est important et le rôle de toute civilisation est de tenir ensemble nature et culture. On est homme ou femme, on peut engendrer ou pas. Il y a là des limites. L’opposition de l’Eglise s’apparente donc ici à une forme de résistance à la volonté de toute puissance." ("Xavier Lacroix : « Les homosexuels veulent entrer dans la norme en la subvertissant »" Propos de Xavier Lacroix recueillis par Stéphanie Le Bars pour Le Monde)
Cette utilisation de l'épithète "anthropologique", si elle est courante, voire omniprésente, dans l'Eglise, et correspond bien à son étymologie (en gros: discours raisonné sur l'homme) ne va nullement de soi, et notamment, est en discordance avec l'anthropologie au sens de discipline universitaire. Cette tension, j'en suis conscient, d'une manière au début assez confuse, puis, graduellement, de plus en plus claire, depuis le début du "débat", mais c'est la lecture, dans le train, du texte suivant qui m'a donné l'idée de ce billet (disclaimer: je ne suis pas universitaire et présente par avance mes excuses sur tel ou tel contresens que j'aurais pu faire sur un ou plusieurs des auteurs cités):

"Lévi-Strauss sort donc d'une analyse en termes de filiation, de consanguinité, pour montrer que l'union des sexes est l'objet d'une transaction prise en charge par la société, elle est un fait social, culturel. La prohibition [de l'inceste: note de Darth Manu] n'est plus perçue comme fait purement négatif, mais au contraire comme fait positif créateur du social. Quant au système de parenté, il s'analyse comme relevant d'un système arbitraire de représentation, à la manière de l'arbitraire du signe saussurien." François Dosse, Histoire du structuralisme, Tome 1: le champ du signe 1945-1966, Editions La Découverte 1991, 2012, p. 37)
Il est question dans cet extrait de la thèse  de Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, soutenue en 1949 , qui va révolutionner l'anthropologie en tant que discipline, et plus largement, l'ensemble des sciences humaines et sociales, et donner le coup d'envoi du structuralisme en tant que courant philosophique. A une époque où les SHS prennent leurs distances avec les champs classiques du savoir, en particulier la philosophie, et cherchent à se doter d'une méthode "scientifique", Lévi-Strauss emprunte à une discipline naissante, la linguistique, ses méthodes d'analyse, pour révolutionner la pensée anthropologique et la détacher de l'interprétation naturaliste jusque dominante de l'observation des différentes (et fort diverses) sociétés humaines:

"Lévi-Strauss montre comment l’anthropologie peut reprendre à son compte les percées de la linguistique, particulièrement de la phonologie: si l’on envisage la structure de la langue, alors il s’agit du système comme totalité synchronique; mais si l’on étudie des structures dans la langue, cela désigne des groupes de relations invariantes entre des termes (comme l’a montré la phonologie); lorsqu’une récurrence dans ces relations est prouvée on parle alors d’une loi de structure. D’une certaine façon, l’anthropologie s’émancipe vraiment: en insistant sur le fait qu’elle travaille avec des symboles, l’anthropologie va au-delà de la biologie et de la description empirique des sociétés: un père et son fils sont liés par un lien de sang, il n’est pas question de nier le fait; mais ce n’est pas à ce niveau que l’anthropologue s’intéresse à eux: il veut savoir quelle signification revêt leur relation dans la société où ils vivent, et comment elle s’articule dans le système global des relations de parenté de cette même société.
L’anthropologue ne peut plus se contenter de décrire des sociétés et d’en interpréter les éléments manifestes: il doit chercher des symboles et comprendre en vertu de quelles règles inconscientes ils se combinent. D’abord, les relations de parenté: des éléments – frères et soeurs, pères et fils – et des relations – de consanguinité, d’alliance, de filiation; avec ces matériaux, les sociétés travaillent comme avec les phonèmes: elles fabriquent des systèmes de signification, auxquels elles accordent plus ou moins d’importance, mais sans lesquels elles ne sauraient exister. À cela, une condition: « (…) l’existence universelle de la prohibition de l’inceste (…) équivaut à dire que, dans la société humaine, un homme ne peut obtenir une femme que d’un autre homme, qui la lui cède sous forme de fille ou de sœur »[1]. Et une conséquence: « un système de parenté ne consiste pas dans les liens objectifs de filiation ou de consanguinité donnés entre les individus; il n’existe que dans la conscience des hommes, il est un système arbitraire des représentations »[2]. Alors, une famille n’est pas un fait de nature, et toute explication naturaliste est vouée à manquer son objet. Le modèle dont Lévi-Strauss a toujours rêvé ne se trouvera pas en classant des données, mais en identifiant des symboles." ("L’ « Anthropologie structurale » de Claude Lévi-Strauss, entre universalisme et relativisme", par Acilio da Silva Estanqueiro Rocha, pour la revue Mondes francophones)
Si l'aura du structuralisme en tant que courant de pensée a progressivement décliné à partir des années 1970, cette révolution épistémologique de l'anthropologie scientifique opérée par Lévi-Strauss marque encore cette dernière, et permet de mesurer combien sa démarche, nominaliste et culturaliste, est éloignée du discours naturaliste et réaliste auquel l'Eglise appose l'épithète "anthropologique".

L'usage de ce même termes pour tenir deux discours très hétérogènes, voire souvent opposés, tant dans leur méthode que dans leurs conclusions, a lourdement handicapé le débat autour du mariage pour les personnes de même sexe, dès l'origine, et a rendu le discours des opposants totalement incompréhensible pour les partisans habitués à l'anthropologie universitaire, dont les recherches sont très influentes sur les positions des militants féministes et LGBT.

D'où ce commentaire par exemple d'A C Husson, militante féministe et universitaire, et animatrice du blog "Genre!":



Dans le même sens, A C Husson a porté à ma connaissance un article d'Eric Fassin, Sociologue, professeur agrégé à l’École normale supérieure, et chercheur (iris, cnrs/ehess), que je n'ai malheureusement pas encore pris le temps de lire (mais je compte bien le faire), et dont le résumé me parait bien pointer le coeur du problème:

"Il est indispensable de distinguer loi naturelle et lois de la nature si l’on veut mener le dialogue entre théologie et sciences sociales. Cette distinction est-elle honorée aujourd’hui par le Vatican ? De leur côté, les sociologues savent que leur discipline est d’ordre historique. Est-elle pour autant vouée au relativisme ? La réponse est celle également de Pierre Bourdieu : non. Reste le problème de l’universalité anthropologique, tel que Claude Lévi-Strauss l’a envisagé. La vie sexuelle serait, pour lui, simultanément sociale et antisociale. Cette posture nous intéresse pour interroger le débat autour du pacs pris dans « l’illusion anthropologique ». Les théologiens et psychanalystes concernés par ce débat se sont éloignés des thèses de Lévi-Strauss. La nature humaine n’est pas nécessairement rivée à la nature biologique. L’anthropologie sociale n’a pas à être arrimée à l’anthropologie religieuse. Actuellement, le concept de loi naturelle fait retour en théologie, pour lutter contre les dangers du relativisme. La loi naturelle est située comme le fondement des droits de l’homme contre le même relativisme, autrement dit le rempart de la démocratie. La crainte face à la dénaturalisation par les Gender Studies déclenche la naturalisation de la loi naturelle. Aujourd’hui, avec Benoît XVI, comme hier avec Paul VI, le Vatican a choisi le divorce avec la modernité démocratique.
Donc, quand les opposants au projet de loi évoquent des "réalités anthropologiques", celles-ci sont sans rapport avec la discipline universitaire du même nom, et affirment même des énoncés qui contredisent ses apports disciplinaires. Mais qu'est-ce donc que cette "anthropologie" qui selon eux, devrait concerner, au dela du cercle des seuls croyants, l'ensemble des citoyens, et qui est si chère notamment aux catholiques?

Loin de relever d'un "bon sens" populaire et d'être "évidente", cette "anthropologie", qui d'un point de vue disciplinaire me parait moins anthropologique que philosophique, me parait se situer, en tout cas dans la formulation catholique actuelle, qui doit beaucoup à l'oeuvre du Bienheureux Jean-Paul II, au carrefour de deux traditions philosophiques éminemment respectables, mais historiquements et intellectuellement situées, et qui ne sont pas nécessairement les seules ni les plus consensuelles: l'aristotélo-thomisme, et la phénoménologie, où en tout cas une certaine partie de celle-ci, qui correspond à des auteurs tels que le premier Husserl, Max Scheler, ou encore Edith Stein, qui a tenté la synthèse entre ce courant philosophique contemporain et le thomisme, et qui est l'une des influences majeures de cet ancien pape dans l'élaboration de sa "théologie du corps":

"A. L'enquête anthropologique
Nous avons vu combien la pensée steinienne s'inspirait de la philosophie d'Aristote et de Thomas d'Aquin, insistant sur la nécessité du développement complet de la personne humaine à partir du double couple de l'acte et de la puissance, de l'essence et de l'existence. Reprenons les composantes de l'essence humaine déjà rencontrées plus haut:
"Il appartient à l'essence de l'homme d'avoir un corps et une âme, d'être doué de raison et d'être libre. Il n'appartient pas à son essence d'avoir la peau blanche ou des yeux bleus, de naitre dans une grande ville, de participer à une guerre ou de mourir de maladie infectieuse" (ESGA 11/12, 71)
Dans le cours sur la personne humaine, Edith Stein opte résolument pour la "méthode phénoménologique", "capable d'accueillir le monde de l'expérience dans sa plénitude et sa diversité". Nous la suivrons pas à pas dans son enquête à travers différents niveaux du réel - monde matériel, monde végétal, monde animal, être humain - , cherchant à comprendre avec elle la mystérieuse alchimie du corps et de l'âme. La table des matières du cours est caractéristique de l'approche steinienne, et nous en signalons les étapes principales. La première cherche à établir la spécificité du "corps (Körper)" humain comme "chose matérielle". La deuxième étudie "l'être humain en tant qu'organisme vivant", ce qui débouche sur la spécificité végétale - la plante étant l'organisme le plus simple dans le monde vivant. La troisième s'intéresse à la particularité animale. Ces deux dernières étapes permettent de discerner les caractéristiques végétales et animales qui se retrouvent dans l'être humain. Une quatrième étape étudie en partant de la spécificité animale "ce qui est spécifiquement humain" - le "je", l'âme humaine, "l'essence de l'esprit", "la particularité de l'âme en tant qu'être spirituel." (Sophie Binggelli, Le féminisme chez Edith Stein, Editions Parole et Silence, 2009, p. 265 et 266).
Dans une perspective qui est celle de la téléologie d' Aristote et de Thomas d'Aquin, revue par le prisme de la méthode phénoménologique, Edith Stein développe une conception essentialiste et différencialiste des deux sexes:

"De même, "chez la femme, le caractère organique apparait relativement plus fort que chez l'homme, chez l'homme naturel davantage que chez l'homme civilisé" - "avec de fortes différences individuelles". N'accusons pas Edith Stein de misogynie ou de racisme. Comprenons seulement qu'elle pointe ici ce que nous aborderons plus loin: la spécificité du lien du corps et de l'âme - forme intérieure - chez l'homme et la femme. Le femme éprouve dans la maternité non seulement la force vitale de sa propre forme intérieure, mais aussi celle de son enfant et, indirectement, de son mari. Nos sociétés occidentales munies de toutes formes de techniques sophistiquées ne nous ont-elles pas parfois fait perdre l'expérience sûre de ce lien, donnée à travers l'instinct ou l'intuition dans des formes de sociétés plus simples?" (idem, p. 274).
Les "formes de sociétés plus simples": au regard de l'anthropologie, cette fois universitaire, on pourrait longuement gloser sur cette formulation. Une société moins avancée technologiquement est-elle pour autant plus simple, plus originelle, plus "naturelle"? C'est justement un apport majeur de l'anthropologie scientifique d'avoir montré qu'il n'y a pas de société plus ou moins proche d'un hypothétique "état de nature", 

"Dans "La pensée sauvage", Lévi-Strauss applique l'analyse structurale au totémisme. L'intention est de montrer que si l'on repère la structure de la pensée totémique et non son contenu, alors la pensée sauvage apparaît comme une forme non domestiquée de la pensée humaine qui est "une". Il n'y a pas de mentalité primitive, il n'y a plus d'exotisme absolu: il y a une pensée sauvage, qui n'est même pas pré-logique, qui a "sa" logique. Ricoeur commente: ses nomenclatures fines sont la pensée classificatrice elle-même, mais opérant, comme dit Lévi-Strauss, à un autre niveau stratégique, celui du sensible. La pensée sauvage, c'est la pensée de l'ordre, mais c'est une pensée qui ne se pense pas. En cela elle répond bien aux conditions du structuralisme évoquées plus haut: ordre inconscient, ordre conçu comme système de différences, ordre susceptible d'être considéré objectivement, indépendamment de l'observateur". Cette logique du concret (qui apparaît dans les titres de livres comme "le cru et le cuit", "du miel aux cendres", etc.) affirme que la nature entière n'est qu'un code et demande à être décrite en termes d'information, et c'est pourquoi Lévi-Strauss va jusqu'à établir des analogies entre le totémisme et la cybernétique. Toute la théorie structuraliste des mythes est à lire dans ce sens "une hache de fer n'est pas supérieure à une hache de pierre parce que l'une serait "mieux faite" que l'autre. Toutes deux sont aussi bien faites, mais le fer n'est pas la même chose que la pierre. Peut-être découvrirons-nous un jour que la même logique est à l'oeuvre dans la pensée mythique que dans la pensée scientifique, et que l'homme a toujours pensé aussi bien." (Olivier Abel, Postface au structuralisme anthropologique de Levi Strauss).
Aussi "simple" qu'elle puisse paraitre, toute société humaine repose sur un ensemble complexe de codes et de transactions, avec un invariant qui est pour Levi-Strauss l'interdit de l'inceste, mais dont les structures de la filiation ne font pas partie (à le lire, je repense à l'argument "si vous légalisez le mariage homosexuel, vous ouvrez la porte à la reconnaissance juridique de l'inceste", qui m'apparait encore plus absurde qu'avant):

"La première extension de ce modèle linguistique, concerne les structures de la parenté, qui forment le noyau dur de l'anthropologie structurale. En effet, l'organisation des relations de parenté dans la société présente une analogie fondamentale avec les systèmes phonologiques que nous venons de caractériser: 1) ce sont des systèmes, où les éléments différentiels sont seuls significatifs (père–fils, frère-soeur, mari-femme, oncle-neveu, etc.), les termes considérés séparément n'étant rien. Ainsi le système ne fonctionne pas au niveau des termes, mais des couples relationnels. 2) ces systèmes peuvent être construits sans tenir compte de l'histoire, de la psychologie des éléments ni du contexte: non pas que la synchronie considère l'état d'un système de parenté à une date donnée, puisque le système fonctionne par des échanges, femmes données et rendues, qui ne se stabilisent qu'avec plusieurs générations, mais que l'on peut considérer le système de ces échanges comme une totalité régulière, fonctionnelle et finie, en–dehors des vicissitudes historiques du groupe social. 3) enfin, ce sont des systèmes inconscients, qui débordent la volonté individuelle, et dont les acteurs suivent les règles qui structurent leurs choix sans jamais avoir conscience des règles elles-mêmes. Ces trois caractères expliquent comment Lévi-Strauss a pu procéder à une étude structurale des systèmes de parenté, et pourquoi selon lui "le domaine de la parenté est celui qui revient en propre à l'ethnologue. Nous sommes donc ici au coeur de l'ethnologie structurale.
Ce qui permet cette extension de modèle phonologique aux relations de parenté, il faut bien le comprendre, c'est que ces dernières constituent un système de communication, et qu'à ce titre "le système de parenté est langage". Il y a plusieurs systèmes de communication, dont le plus "systématique" est bien entendu la langue; c'est ce caractère systématique qu'il faut examiner "avec une rigueur croissante au fur et à mesure qu'on s'éloigne de la langue pour envisager d'autres systèmes, qui prétendent aussi à la signification, mais dont la valeur de signification reste partielle, fragmentaire, ou subjective; organisation sociale, art, etc.". Dans cet ordre de rigueur, les structures de la parenté viennent aussitôt après le langage, à condition que l'on veuille bien considérer la parenté moins comme relation biologique que comme échange social. En effet, les règles du mariage "représentent tout autant de façons d'assurer la circulation des femmes au sein du groupe social, c'est–à–dire de remplacer un système de relations consanguines, d'origine biologique, par un système sociologique d'alliance". Alors les structures de parenté sont bien une sorte de langage, qui assure une communication dans le groupe social: "Que le message soit ici constitué par les femmes du groupe qui circulent entre clans, lignées ou familles (et non comme dans le langage lui-même par les mots du groupe circulant entre les individus) n'altère en rien l'identité du phénomène considéré dans les deux cas". Cette démonstration, par laquelle Lévi-Strauss conclut que le système de parenté est un langage, appelle trois sortes de remarques.[...]
La première extension de ce modèle linguistique, concerne les structures de la parenté, qui forment le noyau dur de l'anthropologie structurale. En effet, l'organisation des relations de parenté dans la société présente une analogie fondamentale avec les systèmes phonologiques que nous venons de caractériser: 1) ce sont des systèmes, où les éléments différentiels sont seuls significatifs (père–fils, frère-soeur, mari-femme, oncle-neveu, etc.), les termes considérés séparément n'étant rien. Ainsi le système ne fonctionne pas au niveau des termes, mais des couples relationnels. 2) ces systèmes peuvent être construits sans tenir compte de l'histoire, de la psychologie des éléments ni du contexte: non pas que la synchronie considère l'état d'un système de parenté à une date donnée, puisque le système fonctionne par des échanges, femmes données et rendues, qui ne se stabilisent qu'avec plusieurs générations, mais que l'on peut considérer le système de ces échanges comme une totalité régulière, fonctionnelle et finie, en–dehors des vicissitudes historiques du groupe social. 3) enfin, ce sont des systèmes inconscients, qui débordent la volonté individuelle, et dont les acteurs suivent les règles qui structurent leurs choix sans jamais avoir conscience des règles elles-mêmes. Ces trois caractères expliquent comment Lévi-Strauss a pu procéder à une étude structurale des systèmes de parenté, et pourquoi selon lui "le domaine de la parenté est celui qui revient en propre à l'ethnologue. Nous sommes donc ici au coeur de l'ethnologie structurale. 
Ce qui permet cette extension de modèle phonologique aux relations de parenté, il faut bien le comprendre, c'est que ces dernières constituent un système de communication, et qu'à ce titre "le système de parenté est langage". Il y a plusieurs systèmes de communication, dont le plus "systématique" est bien entendu la langue; c'est ce caractère systématique qu'il faut examiner "avec une rigueur croissante au fur et à mesure qu'on s'éloigne de la langue pour envisager d'autres systèmes, qui prétendent aussi à la signification, mais dont la valeur de signification reste partielle, fragmentaire, ou subjective; organisation sociale, art, etc.". Dans cet ordre de rigueur, les structures de la parenté viennent aussitôt après le langage, à condition que l'on veuille bien considérer la parenté moins comme relation biologique que comme échange social. En effet, les règles du mariage "représentent tout autant de façons d'assurer la circulation des femmes au sein du groupe social, c'est–à–dire de remplacer un système de relations consanguines, d'origine biologique, par un système sociologique d'alliance". Alors les structures de parenté sont bien une sorte de langage, qui assure une communication dans le groupe social: "Que le message soit ici constitué par les femmes du groupe qui circulent entre clans, lignées ou familles (et non comme dans le langage lui-même par les mots du groupe circulant entre les individus) n'altère en rien l'identité du phénomène considéré dans les deux cas". Cette démonstration, par laquelle Lévi-Strauss conclut que le système de parenté est un langage, appelle trois sortes de remarques." (idem)
Au delà de cet invariant de l'inceste, on voit que pour Levi-Strauss, chaque société a son système de parenté et de filiation, de la même façon qu'elle a son langage, dont les structures (l'aspect transactionnel par exemple) présentent des invariants, mais dont les contenus (l'organisation des liens de filiation par exemple) peut changer.

On comprend à quel point, aux oreilles de quelqu'un formé à l'anthropologie scientifique, des slogans du type "Un papa! Une maman!" ont beaucoup de mal à passer.

Cette petite digression, à partir d'un aspect de la pensée d'Edith Stein, pour montrer qu'aussi respectable que soit la tradition philosophique dans laquelle "l'anthropologie de l'Eglise", et aussi féconde aussi, par sa capacité à ne pas se figer dans une approche poussiéreuse du thomisme, et à l'enrichir d'approches plus contemporaines, telle que la phénoménologie, elle n'est nullement "évidente" ni de "bon sens", et appelle un certain nombre de critiques et d'interrogations sur ses présupposés, au regard des avancées en SHS et des autres grands courants philosophiques.

Pour aborder les questions du mariage gay et de l'homoparentalité, il était important de clarifier ces points obscurs de l'anthropologie de l'Eglise, pour prendre conscience du caractère contingent de certains de ses présupposés majeurs, l'assumer, le discuter, et être capable d'en rendre compte et de l'argumenter face aux critiques des anthropologues, sociologues, ou encore philosophes non catholiques. S'il est bien certain que la plupart des philosophes et théologiens professionnels de l'Eglise sont conscients de ces questions (en tout cas j'espère), force est de reconnaitre qu'elles n'ont pas été exposées de manière perceptible pour la base militante, qui du coup semble incapable de seulement penser des discours autres que celui qui structure l'anthropologie chrétienne, qui sont pourtant très courants, et dont certains bénéficient d'une haute reconnaissance universitaire.

On comprend donc pourquoi le débat d'idées autour du "mariage pour tous" était voué à échouer, dans les conditions où il a été lancé. Il n'y a pas de débat bilatéral sans suspension méthodologique, à un moment ou à un autre, des présuposés des uns et des autres. Or, beaucoup d'opposants au mariage homosexuel ne sont même pas conscients qu'ils ont de tels présupposés, et les tiennent pour des "évidences", du "bon sens", sur lesquels ils entendent fonder le cadre du débat. Autant dire que celui qu'ils ne cessent d'appeler de leurs voeux est lourdement et manifestement piégé, sémantiquement et philosophiquement, et qu'il est facile de comprendre qu'il n'enthousiasme guère leurs contradicteurs. Je comprends qu'on ne peut pas demander à tous les militants de maitriser toutes les subtilités de la philosophie de l'Eglise, mais il était essentiel de clarifier les difficultés de celle-ci avec la pensée contemporaine avant d'en venir au lobbying, ce qui ne semble pas avoir été fait, ou mal (dénoncer le "relativisme moral et culturel", "l'idéologie du genre", ou encore la "crise nominaliste" chère à feu Jean Ousset et ses suiveurs d'ICHTUS et de Civitas ne me semble susceptibl de promouvoir aucun débat). Reste le jeu politique: au delà des très grandes maladresses du gouvernement sur le plan stratégique et dans sa communication, je me permets de faire remarquer que son indifférence aux cris de la rue s'inscrit totalement dans la démarche de celle de la majorité précédente, et que ce sont les "acquis" de cette dernière dans ce domaine qui ont changé la donne depuis les manifestations de 1984. Et je n'ai pas entendu alors la plupart des militants actuels de "la manif pour tous" s'en formaliser, encore moins s'en scandaliser. De même que les violences policières sont un classique des manifs, et que dans le cas de celle de dimanche dernier, elles ne m'ont pas paru plus prononcées que pour un très grand nombre de mobilisations de gauche...

Quand à cette extension "intellectuelle" que serait "l'écologie humaine", sans une clarification poussée de ses nombreuses ambigüités théoriques (y-at-il une "nature" de l'homme? Si oui en quel sens? At-elle une finalité? S'agit-il de la même "nature" que celle dont il est question dans l'"écologie" au sens ordinaire du terme?), elle est à mon avis vouée à échouer, ou à se scléroser en idéologie.

Toujours est-il qu'à force, je me suis pris au jeu, au point de songer à reprendre mes études de philosophie interrompues il y a plus d'une dizaine d'années (j'ai une maitrise, et je réfléchis à suivre un enseignement à distance en M2, sans avoir défini encore exactement une proposition de projet de recherche). Comme je ne peux pas tout faire, je pense m'intéresser plus particulièrement aux pensées d'Edith Stein et de Judith Butler. Je les ai un peu lues. Je vais maintenant beaucoup les lire, afin de contribuer, à mon très modeste niveau, à (re)construire ce débat de société raté.

En recherchant rapidement sur Google, j'ai vu deux approches, d'ailleurs plus théologiques que philosophiques, de leur rapprochement:

- L'une polémique, de la théologienne féministe Denise Couture, qui est intéressante mais dont certains aspects m'emballent moyennement, voire vraiment pas du tout:

"Il faut savoir que la structure de la théologie catholique de la femme qu’a proposée Jean-Paul II correspond à celle qu’avait imaginée Edith Stein dans les années 1930. Celle-ci avait alors innové dans son ouvrage Frauenbildung und Frauenberufe (L’instruction et les professions des femmes). Elle y avait proposé une théorie de la vocation de la femme selon la doctrine catholique, qui n’existait pas encore, dans le but de répondre aux questions soulevées par le féminisme moderne en ce qui concerne les rôles classiques des femmes dans la société. Edith Stein soutenait l’idée d’une contribution des femmes à la société ainsi que la possibilité pour elles d’occuper des postes qui ne leur étaient pas traditionnellement réservés. Il est intéressant de noter que, dans la lettre apostolique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme, de 1988, le texte où Jean-Paul II présente pour la première fois de façon articulée et détaillée sa théologie de la femme, le pontife romain suit d’assez près tant le schéma que le contenu élaborés par Edith Stein, sans toutefois citer ses publications. Soulignons que Jean-Paul II béatifia en 1987, et canonisa en 1998, cette femme juive convertie au catholicisme, qui devint chez les carmélites soeur Thérèse-Bénédicte de la Croix et qui mourut à Auschwitz. Le pontife romain écrivit qu’Edith Stein fut «exemplaire par sa contribution à la promotion de la femme» (Jean-Paul II 1995a: 1). [...]
La lettre de Joseph Ratzinger de 2004 paraît au sein de débats civils sur le mariage des personnes homosexuelles. Saturée de renvois aux publications de Jean-Paul II, le texte se situe en continuité avec la théologie de la femme de Jean-Paul II, mais son idée principale est légèrement décalée par rapport à cette dernière qui porte, comme on l’a vu, sur le signe de la «femme» dans l’histoire du salut et sur ses conséquences en ce qui concerne la condition des femmes. La lettre de 2004 défend plutôt la thèse de «la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde, dans la reconnaissance de leurs différences» (CDF 2004: n° 1). Un an plus tôt, dans un texte de la même Congrégation pour la doctrine de la foi, intitulé Considérations à propos des projets de reconnaissance juridique des unions entre personnes homosexuelles et signé également par le préfet Joseph Ratzinger, on lit que «la complémentarité des sexes» est «une vérité évidente», qu’on «ne peut effacer de l’esprit humain [la] certitude» de l’existence de «deux personnes de sexe différent» (CDF 2003: n° 2).
Dans la perspective de J. Butler, la différence sexuelle n’a rien d’évident. Elle occupe la position d’un effet, non celle d’une fondation. Le système phallocentrique est fondamentaliste, selon J. Butler, parce qu’il est fondé sur les corps que sont devenus des femmes et des hommes de chair comme effets du langage phallocentrique. On peut appliquer les trois éléments susmentionnés d’un fondamentalisme à celui des sexes: une vérité fixe, une identité fixe et une autorité fixe qui définit les deux premières, l’autorité étant ici le langage phallocentrique que nous habitons. Ce fondamentalisme des sexes nous traverse. Pour le briser, il faut dénaturaliser la différence sexuelle."
- La seconde plus positive, tentant à ce qu'il m'a semblé (je n'ai pas encore lu l'article mais le résumé, que je cite ci-dessous,  est prometteurd'éclairer l'une par l'autre et inversement, plutôt que d'instruire un procès à charge, et sachant qu'il y a des divergences inconciliables entre ces deux philosophes), et qui est le fait de Cécil Rastoin, religieuse et traductrice de l'oeuvre d'Edith Stein:

"On peut se demander pourquoi les mouvements subversifs doivent tant aux intellectuelles juives. De façon étonnante, nous nous proposons, pour traiter cette question, de dresser un portrait comparé d’Edith Stein et de Judith Butler, dont les racines juives sont peu évoquées dans ce dernier cas. Des féminismes différents les marquent toutes les deux, de même que toutes deux S’affrontent aux normes du monde païen, et y apportent des réponses singulières. En croisant les regards et les lectures, on S’aperçoit que le Dieu de la Révélation judéo-chrétienne créée, sépare, féconde par sa Parole mais qu’il n’a pas d’« identité sexuelle » ni de pratique sexuée. La chasteté n’est pas « naturelle » mais libère les capacités spirituelles de l’être humain. Il ne devrait pas être possible de S’autoriser de la Bible pour encourager la marginalisation ; historiquement, pourtant, il y a eu violence. Toujours en croisant les itinéraires personnels, les compétences intellectuelles et les traditions spirituels, ce sont les grandes questions de la postmodernité sur la différence sexuelle qui surgissent ici. Il y a beaucoup de fruits inespérés à laisser mûrir de tels croisements en termes d’anthropologie théologique fondamentale, mais aussi de discussions plus pointues autour de la controverse du gender."
A suivre, donc...