lundi 16 décembre 2013

Quelques réflexions sur l'unité de l'Eglise, à partir de la lecture de Gramsci



 (Disclaimer: je ne suis ni universitaire, ni philosophe, historien ou sociologue professionnel, ni théologien, ni même un habitué des auteurs et questions évoqués ci-dessous. Tout au plus un débutant et un amateur dans l'engagement religieux et politique, qui essaie de mettre sur le papier avec le plus de précision et d'extension possibles ses interrogations.Je présente à l'avance mes excuses pour les contre-sens et erreurs qui pourraient être découverts dans les lignes qui suivent, et suis le premier à penser que leur intérêt, si intérêt il y a, réside sans doute davantage dans les questions qu'elles posent que dans les réponses qu'elles y apportent.)

Par delà l'impact émotionnel que la polémique du mariage "pour tous" a eu sur moi, et que j'ai décrit ailleurs, la grande question que je me pose, en tant que catholique, à partir de ce qu'elle m'a appris et de ce qu'elle a changé en moi, est la suivante:

Comment concilier ma croyance en l'"Eglise, Une, Sainte, Catholique et Apostolique", dans les termes du Credo de Nicée-Constantinople, qui est pour moi, en tant que catholique, un objet de foi, avec le sentiment que son enseignement, et l'engagement de ses fidèles, sont de nos jours confisqués par des intérêts liés à des modes de vie hégémoniques, qui les déterminent en fonction du point de vue dominant de certaines classes sociales, de certaines cultures, de certaines origines et de certaines visions de la sexualité et des différences entre sexes?

La lecture de l'oeuvre d'Antonio Gramsci, que j'ai commencée afin de mieux comprendre la notion d'hégémonie, et dont je découvre les analyses sur l'Eglise catholique comme "bloc intellectuel", assurant une homogénéité, une cohésion socio-culturelle et un pouvoir d'imprégnation sur les masses, à la vision du monde des classes dirigeantes, me permet de détailler avec plus de précision ce que cette question recouvre pour moi, et qui ces derniers mois relevait davantage de la vague gêne que de la critique claire et articulée.

Je résumerai dans les lignes qui suivent, dans ses très grandes lignes, la pensée de Gramsci sur l'hégémonie (partie 1). Puis je lui emprunterai certains concepts qui me permettront de faire une lecture politique de l'engagement spectaculaire des catholiques en France l'an dernier, au travers de la Manif pour tous et ses diverses déclinaisons (partie 2). Enfin, à partir des conclusions provisoires de celle-ci, j'essaierai de formuler la conception historique et inclusive de l'unité de l'Eglise qui est la mienne ces derniers temps.

1) La fonction idéologique de l'Eglise dans l'analyse gramscienne:

Si Gramsci prend à bien des égards ses distances avec l'analyse marxiste classique du christianisme, telle qu'elle a été posée par Engels, il partage avec cette dernière la conviction que, d'un point de vue culturel, social et politique, il n'y a pas une seule Eglise catholique, mais une multiplicité de courants, parfois diamétralement opposés dans leur conception du monde, qui, même lorsqu'ils partagent une même soumission à la doctrine dominante, comprennent celle-ci de manière extrêmement hétérogène, suivant la situation socio-culturelle des catholiques concernés:

" Mais pour la religion aussi il faut distinguer critiquement. Toute religion, même la religion catholique (disons même surtout la religion catholique, si on pense à ses efforts pour sauvegarder son unité « superficielle », pour ne pas se fragmenter en églises nationales et en stratifications sociales) est en réalité une pluralité de religions distinctes et souvent contradictoires: il y a un catholicisme des paysans, un catholicisme des petits-bourgeois et des ouvriers de la ville, un catholicisme des femmes et un catholicisme des intellectuels lui aussi bigarré et dépourvu d'unité." (Antonio Gramsci, Cahiers de Prison, Notes critiques sur une tentative de «Manuel populaire de sociologie »[Notes appartenant au Cahier XVIII (11) écrit en 1932-33, sauf la note objection àl'empirisme] (M.S., pp. 119-166). p.187 l'édition des Cahiers de Prison en lien).
Il s'en distingue par son refus de réduire l'analyse dialectique de ces courants à des luttes d'intérêt d'ordre économique entre classes exploitantes et classes exploitées.

Pour Gramsci, le dispositif qui permet aux classes dirigeantes de se maintenir au pouvoir comporte deux aspects, méthodologiquement distincts mais organiquement liés: la société politique et la société civile. La société politique est l'ensemble des moyens de coercition dont elle dispose pour se faire: police, armée, mais également administration (la coercition ne repose pas nécessairement sur la violence physique). La société civile est l'"hégémonie qu'un groupe social exerce sur la société nationale dans son entier par le moyen d'organisations prétendument privées, comme l'église, les syndicats, les écoles etc." (Lettres de Prison, lettre 210, p. 114 de l'édition en lien).

Dans le cas d'une crise politique, ou d'une faible cohésion sociale, l'importance stratégique de la société politique est primordiale, et celle de la société civile faible. Dans des Etats où l'hégémonie culturelle de la classe dominante est fermement établie, Gramsci constate le rapport inverse. Plus un Etat est avancé, moins la classe dirigeante a besoin d'une coercition visible pour maintenir son pouvoir, la société civile, par la diffusion hégémonique au sein des différentes couches de la population de sa vision du monde , aidant à donner l'illusion à ces dernières que celle-ci et la seule possible, et celle qui défend le mieux leurs propres intérêts. C'est pourquoi, d'une part, pourquoi ce qui a été possible dans des pays où la société civile était "primitive" et "gélatineuse", comme la Russie en 1917, à savoir la prise de pouvoir à la faveur d'une crise et du renversement de la société politique, ne l'est pas pas dans d'autre où l'hégémonie culturelle de la lasse dirigeante est plus affermie, comme les pays d'Europe de l'Ouest, les classes exploitées étant les premières à ne pas vouloir du renversement de pouvoir:

"La même réduction doit être faite dans l'art et la science politiques au moins en ce qui concerne les États les plus avancés, où la « société civile » est devenue une structure très complexe et résistante aux « irruptions » catastrophiques de l'élément économique immédiat (crises, dépressions, etc.) : les superstructures de la société civile sont comme le système des tranchées dans la guerre moderne. De même qu'il arrivait, au cours de cette dernière guerre, qu'une attaque acharnée d'artillerie donnât l'impression d'avoir détruit tout le système défensif adverse, mais n'en avait détruit en fait que la surface extérieure et que, lorsque venait le moment d'attaquer et d'avancer, les assaillants se trouvaient en face d'une ligne défensive encore efficace, ainsi en est-il dans la politique pendant les grandes crises économiques ; et ce n'est pas parce qu'il y a crise que les troupes d'assaut s'organisent avec une rapidité foudroyante dans le temps et dans l'espace, encore moins acquièrent-elles un esprit agressif ; réciproquement, ceux qui subissent l'assaut ne se démoralisent pas, n'abandonnent pas leurs défenses, poursuivent la lutte dans les décombres et ne perdent pas confiance dans leur propre force ni dans leur avenir." (Cahiers de Prison, "Lutte politique et guerre militaire", p. 84 de l'édition en lien).
" En Orient, l'État étant tout, la société civile était primitive et gélatineuse ; en Occident, entre État et société civile, il y avait un juste rapport et dans un État branlant on découvrait aussitôt une robuste structure de la société civile. l'État n'était qu'une tranchée avancée, derrière laquelle se trouvait une robuste chaîne de forteresses et de casemates ; plus ou moins d'un État à l'autre, s'entend, mais c'est justement ce qui demandait une attentive reconnaissance de caractère national." (idem, p.86).
Et pourquoi, d'autre part, les Etats communistes du 20ème siècle, qui ont réussi à prendre le pouvoir de la société politique, mais ont échoué à développer une nouvelle société civile, une nouvelle conception du monde hégémonique qui ferait trouver désirables ou du moins "évidentes" par l'ensemble de la population ses nouvelles conditions d'existence, n'ont pu se maintenir, quand ils se sont maintenus, que par la coercition, la faute en partie à une conception trop économiste et politique de la lutte des classes.

Contrairement à l'idéologie telle que théorisée par Marx et Engels, le contenu et la forme de la vision du monde hégémonique que la société civile diffuse, maintient et entretient ne sont pas d'un seul tenant, mais adoptent des manifestations variées suivant les couches de la population où elles prolifèrent, et leur fonction dans l'économie socioculturelle. A son plus haut niveau de conception, la vision du monde hégémonique est élaborée, approfondie et organisée par une couche sociale d'intellectuels professionnels, au moyen de la recherche et de l'enseignement dans la philosophie, les sciences, etc.

"Lorsque l'on distingue intellectuels et non-intellectuels, on ne se réfère en réalité qu'à la fonction sociale immédiate de la catégorie professionnelle des intellectuels, c'est-à-dire que l'on tient compte de la direction dans laquelle s'exerce le poids le plus fort de l'activité professionnelle spécifique : dans l'élaboration intellectuelle ou dans l'effort musculaire et nerveux. Cela signifie que, si l'on peut parler d'intellectuels, on ne peut pas parler de non-intellectuels, car les non-intellectuels n'existent pas. Mais le rapport lui-même entre l'effort d'élaboration intellectuel-cérébral et l'effort musculaire- nerveux n'est pas toujours égal, aussi a-t-on divers degrés de l'activité intellectuellspécifique. Il n'existe pas d'activité humaine dont on puisse exclure toute intervention intellectuelle, on ne peut séparer l'homo faber de l'homo sapiens 1. Chaque homme, enfin, en dehors de sa profession, exerce une quelconque activité intellectuelle, il est un « philosophe », un artiste, un homme de goût, il participe à une conception du monde, il a une ligne de conduite morale consciente, donc il contribue à soutenir ou à modifier une conception du monde, c'est-à-dire à faire naître de nouveaux modes de penser. [...]

Ainsi se forment historiquement des catégories spécialisées par l'exercice de la fonction intellectuelle, elles se forment en connexion avec tous les groupes sociaux, mais spécialement avec les groupes sociaux les plus importants et subissent une élaboration plus étendue et plus complexe en étroit rapport avec le groupe social dominant. Un des traits caractéristiques les plus importants de chaque groupe qui cherche à atteindre le pouvoir est la lutte qu'il mène pour assimiler et conquérir « idéologiquement» les intellectuels traditionnels, assimilation et conquête qui sont d'autant plus rapides et efficaces que ce groupe donné élabore davantage, en même temps, ses intellectuels organiques. [...]

Il faut remarquer que, dans la réalité concrète, la formation de couches intellectuelles ne se produit pas sur un terrain démocratique abstrait, mais selon des processus historiques traditionnels très concrets. Il s'est formé des couches sociales qui, traditionnellement, « produisent » des intellectuels et ce sont ces mêmes couches qui d'habitude se sont spécialisées dans « l'épargne », c'est-à-dire la petite et moyenne bourgeoisie terrienne et certaines couches de la petite et moyenne bourgeoisie des villes. La distribution différente des divers types d'écoles (classiques et professionnelles) sur le territoire « économique », et les aspirations différentes des diverses catégories de ces couches sociales déterminent la production des diverses branches de spécialisation intellectuelle, ou leur donnent leur forme. Ainsi en Italie la bourgeoisie rurale produit surtout des fonctionnaires d'État et des gens de professions libérales, tandis que la bourgeoisie citadine produit des techniciens pour l'industrie : c'est pourquoi l'Italie septentrionale produit surtout des techniciens alors que l'Italie méridionale alimente plus spécialement les corps des fonctionnaires et des professions libérales." (Cahiers de prison, "La formation des intellectuels", p.131 à 133 de l'édition en lien).
Cette vision du monde, dont les systèmes philosophiques, les théories scientifiques, etc. qui correspondent aux idées de la classe fondamentale, sont la  version la plus aboutie, est présente, de manière beaucoup plus diffuse, mais aussi beaucoup plus large, à tous les niveaux de la société civile, sous la forme du "sens commun", qui est l'agrégat des pensées, opinions et croyances qui la reflètent à des degrés moins élaborés :

" le « sens commun », c'est-à-dire [...] la conception populaire traditionnelle du monde, ce qu'on appelle, de façon plus terre-à terre, « instinct », et qui n'est lui-même qu'une acquisition historique primitive et élémentaire". (idem, p. 120).
Enfin, plus diffus encore et moins élaboré que le sens commun, le folklore est la sédimentation de conceptions traditionnelles et/ou primitives du monde qui subsistent dans la culture populaire:

" L'école, par son enseignement, lutte contre le folklore, contre toutes les sédimentations traditionnelles de conceptions du monde pour répandre une conception plus moderne dont les éléments primitifs et fondamentaux sont fournis par l'apprentissage". (idem, p.144).
Le projet politique de Gramsci, qui n'est pas en lui-même l'objet de ce billet, mais que je rappelle pour clore ce court survol de sa pensée, réside dans la formation d'une nouvelle couche sociale d'intellectuels, organique avec les classes exploitées, qui va permettre l'élaboration d'une nouvelle hégémonie, fondée sur la philosophie de la praxis, et les éléments de "bon sens" contenu à l'état diffus dans le "sens commun" et le folklore":

" « Il faut détruire le préjugé fort répandu selon lequel la philosophie serait quelque chose de très difficile, étant donné qu’elle est l’activité intellectuelle propre d’une catégorie de savants spécialisés ou de philosophes professionnels et faiseurs de systèmes. Il faut donc démontrer au préalable que tous les hommes sont « philosophes », en définissant les limites et les caractères de cette « philosophie spontanée » qui est celle de « tout le monde », autrement dit de la philosophie qui est contenue : 1) dans le langage même, lequel est un ensemble de notions et de concepts déterminés, et non pas seulement un ensemble de mots grammaticalement vides de contenu; 2) dans le sens commun et le bon sens; 3) dans la religion populaire, et donc également dans tout le système de croyances, de superstitions, d’opinions, de façons de voir et d’agir, qui se manifestent dans ce qu’on appelle généralement le « folklore ». « 10»
  Par conséquent la philosophie, selon cette définition, est le guide de l’homme pour la pratique théorique et pratique,  et la philosophie spontanée des masses est une mêlé du langage, le sens commun, le bon sens, la religion populaire, et le folklore, tous ces éléments peuvent entrer dans le domaine du folklore, parce qu’il y a une possibilité  de transférer ces éléments de son état propre aux états des éléments proches, et il n’y a pas de cas brut, donc il y a des éléments de la religion populaire dans le sens commun, et le sens commun a une influence efficace sur le folklore.
  Bien que «  tous les hommes soient des philosophes », les masses ont leur philosophie propre: cette culture est adorable à lui, il la prend par l’amour et sérieusement, il a écrit à sa belle sœur Tatiana, le 19 mars 1927 :
  «  J’ai pensé jusqu’ici à quatre sujets, et cela déjà un indice que je n’arrive pas à me recueillir », «  Au fond, à y regarder de près, il y a une certaine homogénéité entre ces quatre sujets : l’esprit populaire créateur. » « 11 »
Gramsci parle de l’« esprit populaire créateur »,  et de la moralité des masses et du bon sens, mais il parle précisément de la culture populaire en vue de parler des masses cultivées, parce que la culture des masses est l’élément principal de ce projet,  sinon  cette culture rend partie de la culture dominante" ("La culture populaire de la la politique d'Antonio Gramsci" par Anas Faour)

Quoiqu'il considère que la doctrine de l'Eglise catholique contribue à l'hégémonie de la classe fondamentale, Gramsci est clairement fasciné par la manière dont celle-ci a réussi à faire coexister en son sein des conceptions du monde très diverses dans les faits, sous couvert d'"unité":

"Mais maintenant se pose le problème fondamental de toute conception du monde, de toute philosophie qui est devenue un mouvement culturel, une « religion », une « foi », c'est-à-dire qui a produit une activité pratique et une volonté et qui se trouve contenue dans ces dernières comme « prémisse » théorique implicite (une « idéologie », pourrait-on dire, si au terme « idéologie » on donne justement le sens le plus élevé d'une conception du monde qui se manifeste implicitement dans l'art, dans le droit, dans l'activité économique, dans toutes les manifestations de la vie individuelle et collective). En d'autres termes, le problème qui se pose est de conserver l'unité idéologique dans tout le bloc social qui, précisément par cette idéologie déterminée est cimenté et unifié. La force des religions et surtout de l’Église catholique a consisté et consiste en ce qu'elles sentent énergiquement la nécessité de l'union doctrinale de toute la masse « religieuse » et qu'elles luttent afin que les couches intellectuellement supérieures ne se détachent pas des couches inférieures. L'Église romaine a toujours été la plus tenace dans la lutte visant à empêcher que se forment officiellement deux religions, celle des intellectuels et celle des « âmes simples ». Cette lutte n'a pas été sans graves inconvénients pour l’Église elle-même, mais ces inconvénients sont liés au processus historique qui transforme toute la société civile et qui, en bloc, contient une critique corrosive des religions ; ce qui rehausse d'autant la capacité organisatrice du clergé dans le domaine de la culture et le rapport abstraitement rationnel et juste que dans sa sphère, l’Église a su établir entre les intellectuels et les « simples ». Les jésuites ont été indubitablement les plus grands artisans de cet équilibre et pour le conserver, ils ont imprimé à l’Église un mouvement progressif qui tend à donner satisfaction aux exigences de la science et de la philosophie, mais avec un rythme si lent et méthodique que les mutations ne sont pas perçues par la masse des « simples » bien qu'elles paraissent « révolutionnaires » et démagogiques aux intégristes » ." (Cahiers de Prison, p.75).
 Si je ne partage pas à son niveau essentiel la conception du monde de Gramsci, qui oppose à la vision du monde "rétrograde" de l'Eglise celle de la philosophie de la praxis (nonobstant la rumeur de sa conversion peu avant sa mort), et que j'essaie de me situer dans une critique interne au point de vue de l'Eglise, afin de distinguer entre les aspects de son discours liés à une forme hégémonique de pensée et d'"unité "superficielle"", et ceux qui me paraissent germes d'Esprit et d'Unité, je vais reprendre dans la partie suivante certains aspects de son analyse, qui me paraissent éclairants, pour comprendre ce qui se joue, sur les plans culturel et politique, dans l'Eglise catholique aujourd'hui en France, en particulier à partir de la Manif pour tous et de ses épiphénomènes, et tout ce que cela m'inspire dans ma réflexion sur l'unité de l'Eglise.

2) De quelle Eglise la Manif pour tous est-elle le nom ?

Une interprétation ,à mon avis fausse, de la signification politique et culturelle de la Manif pour tous, mais populaire chez certains de ses opposants, y voit la victoire idéologique au sein des catholiques français du versant "intégriste" de l'Eglise.

Ayant vécu, par les réseaux sociaux, au jour le jour quoique de manière assez extérieure, cette mobilisation, je suis au contraire frappé par la main-mise particulièrement importante des catholiques dits "modérés", ceux qui en 2011 étaient qualifiés par Civitas et ses émules de "mous" et de "bisounours", dans son organisation, la mise au point et la diffusion de son discours.

Ainsi les organisateurs de la Manif pour Tous ont-ils pris grand soin de s'appuyer sur des arguments d'apparence non religieuse, et d'éviter le recours à des notions trop connotés telles que la "loi naturelle". Ils ont souligné les convergences de leur vue avec des factions intellectuelles qui semblent se situer hors du périmètre de l'Eglise: des psychanalystes, des juristes, des philosophes de gauche comme Sylviane Agacinski.  Ils ont avec très grand soin court-circuité Civitas, et son évidente ambition de fédérer le mécontentement des jeunes catholiques à l'égard des évolutions sociales et sociétales: en organisant un contre projet sur le long terme, en refusant de défiler côte à côte, en appelant , pour certains soutiens de ce qui allait devenir la MPT , à ne pas défiler avec ce réseau. La Manif pour Tous a bénéficié du soutien explicite de l'ensemble, ou quasiment des évêques, a commencé par Mgr. Vingt-Trois, en délicatesse depuis fort longtemps avec les sphères traditionalistes de l'Eglise. Dans les soutiens de la première heure, on trouve des journalistes de La Vie ou La Croix, des journaux peu connus pour leur orientation réactionnaire, ou encore ces mêmes blogueurs "cathomous" (la majorité des habitués de la "fasm", en particulier) qui s'indignaient l'année précédente des excès de Civitas, et ironisaient depuis plus longtemps encore sur les excès verbaux du Salon Beige, de Perepiscopus et autres. Enfin, si beaucoup de catholiques traditionalistes se sont rangés aux côtés de la MPT, il est clair que les bisbilles qui ont ont précédé et accompagné la manifestation du 24 mars 2013 et l'émergence dans les jours qui ont suivi du "Printemps Français", qui pour le coup retrouve les accents intransigents des milieux tradis, sans s'y réduire tout à fait, témoignent du malaise de ces derniers vis-à-vis de l'esprit de la Manif pour Tous, dans lequel ils ont manifestement du mal à se reconnaitre (les divergences demeurant malgré le départ de Frigide Barjot, je doute que les travers de sa personnalité et de son discours aient joué un rôle si central que ça, quoique peut-être canalisateur au début).

La Manif pour tous est donc, fondamentalement, l'expression d'un mécontentement qui est celui des catholiques "modérés", ni traditionalistes, ni progressistes, mais de centre droit et de centre gauche.

La critique sociologique de l'Eglise développée par Gramsci dans ses Cahiers de Prison me parait pouvoir fournir des éléments d'analyse intéressants sur ce rôle clé des "modérés" dans la contestation catholique, de l'an dernier, qui de sociétale, est rapidement devenu politique et sociale (on le voit cette année avec le recadrage des revendications contre les taxations nouvelles et la réforme des rythmes scolaires):

"Une autre différence est que Gramsci prend en compte aussi les différenciations qui se manifestent au sein d’une même religion sur la base d’orientations idéologiques non réductibles au conflit entre les classes : il s’insurge contre la tendance à «trouver, pour chaque lutte idéologique qui s’est déroulée à l’intérieur de l’Église une explication immédiate, primaire, dans la structure». Par exemple, l’existence de courants modernistes, jésuitiques ou intégristes au sein de l’Église catholique, ne saurait être expliquée directement en termes économiques ou sociaux. Les premiers, une sorte de «gauche» de l’Église, favorable à la démocratie et même, parfois, au socialisme modéré, ont crée la démocratie chrétienne ; les derniers, partisans de la monarchie, se réclamant du Pape Pie X, ont fondé le Centre catholique en Italie et l’Action française; quand aux jésuites, ils forment le «centre» qui contrôle l’appareil de l’Église et le Vatican (notamment avec Pie XI), et dont l’influence sociale s’exerce à travers l’Action Catholique et l’appareil scolaire catholique. Gramsci reconnaît aux  jésuites un rôle décisif comme facteur d’équilibre au sein de l’Église, agissant pour neutraliser les deux tendances plus radicales, et pour adapter, de forme «moléculaire», la culture catholique aux défis de la modernité. Il est intéressant de noter que la revue de la Compagnie de Jésus, Civilita Cattolica, était la principale source d’information sur l’Église pour Gramsci dans la prison. Dans différentes notes il examine comment le Vatican, soutenu par les jésuites, a mené la bataille d’abord contre les modernistes, avec l’encyclique Pascendi, pour ensuite s’attaquer aux intégristes de l’Action française, et imposer la réconciliation avec la République." (Michael Löwy, "Marxisme et religion: Antonio Gramsci").
"Catholiques intégraux [integrali (intégraux) ou integralisti (intégristes)], jésuites, modernistes sont, écrit Gramsci, « les trois tendances "organiques" du catholicisme, autrement dit les forces qui se disputent l'hégémonie dans l’Église romaine » (Mach., p. 266). Gramsci se propose de faire une bibliographie sur la question. « D'après ce qu'on peut noter dans Civiltà cattolica [Civilisation catholique], il semble que Fede e Ragione [Foi et Raison] soit aujourd'hui la revue la plus importante des catholiques « intégristes>. Voir quels en sont les principaux collaborateurs et sur quels points elle se heurte aux jésuites : s'il s'agit de points concernant la foi, la morale, la politi­que, etc. Les « intégristes » ont des positions fortes dans l'ensemble de certains ordres religieux rivaux des jésuites (dominicains, franciscains) ; il faut se rappeler que les jésuites ne sont pas eux non plus homogènes : le cardinal Billot, intégriste intransigeant au point de renoncer à la pourpre, était jésuite, et jésuites furent aussi quelques modernistes qui firent du bruit comme Tyrrel. » Gramsci rappela la fortune des « intégristes » sous le pape Pie X qui condamna le modernisme, et leur organisation en une véritable association secrète. Pie XI, au contraire, est défini comme « le 
pape des jésuites » : par sa lutte contre l'Action française, Pie XI entend « limiter l'importance des catholiques « intégristes », ouvertement réactionnaires, et qui rendent à peu près impossible l'organisation en France d'une forte Action catholique et d'un parti démocrate-populaire capable de faire concurrence aux radicaux, sans toutefois les attaquer de front. La lutte contre le modernisme avait trop déséquilibré à droite le catholicisme, aussi est-il nécessaire de le « centrer » sur les jésuites, autrement dit lui redonner une forme politique ductile, sans raideur doctrinaire, lui offrir une grande liberté de manœuvre, etc. ; Pie XI est vraiment le pape des jésuites. »" (Cahiers de Prison, p.75, note 21).

Du point de vue de Gramsci, toute l'efficacité de l'Eglise catholique en tant que bloc social hégémonique repose sur sa capacité à imposer une unité de surface aux différents courants qui la composent (intellectuels/"simples", modernistes "jésuites", intégristes) au moyen de deux outils: la discipline, qui tient en respect les intellectuels dissidents, et une forme lente de progressisme, qui suit les évolutions de la société suffisamment rapidement pour ne pas décrocher, mais pas assez pour que les changements qu'elle imprime de ce fait à sa doctrine deviennent visibles:

"Le rapport entre philosophie « supérieure » et sens commun est assuré par la « po­li­tique », de même qu'est assuré par la politique le rapport entre le catholicisme des in­tel­lectuels et celui des « simples ». Les différences dans les deux cas sont toutefois fondamentales. Que l’Église ait à affronter un problème des « simples », signifie jus­te­ment qu'il y a eu rupture dans la communauté des fidèles, rupture à laquelle on ne peut remédier en élevant les « simples » au niveau des intellectuels (l’Église ne se pro­po­se même pas cette tâche, idéalement et économiquement bien au-dessus de ses for­ces actuelles) mais en faisant peser une discipline de fer sur les intellectuels afin qu'ils n'outrepassent pas certaines limites dans la distinction et ne la rendent pas catas­tro­phique et irréparable. Dans le passé, ces « ruptures » dans la communauté des fidè­les trouvaient remède dans de forts mouvements de masse qui déterminaient la forma­tion de nouveaux ordres religieux - ou étaient résumés dans cette formation - autour de fortes personnalités (saint Dominique, saint François).

 Mais la Contre-Réforme  a stérilisé ce pullulement de forces populaires : la Com­pa­gnie de Jésus est le dernier grand ordre religieux, d'origine réactionnaire et autori­tai­re, possédant un caractère répressif et « diplomatique », qui a marqué par sa nais­san­ce le durcissement de l'organisme catholique. Les nouveaux ordres qui ont surgi après ont une très faible signification « religieuse » et une grande signification « dis­ci­­pli­naire » sur la masse des fidèles, ce sont des ramifications et des tentacules de la Compa­gnie de Jésus, ou ils le sont devenus, instruments de « résistance » pour con­ser­ver les positions politiques acquises, et non forces rénovatrices de développement. Le catholicisme est devenu « jésuitisme ». Le modernisme n'a pas créé d' « ordre reli­gieux », mais un parti politique, la démocratie chrétienne."
S'il me semble, d'une part, que Gramsci exagère le rôle idéologique et l'influence de la Compagnie de Jésus au sein de l'Eglise (et qu'il oublie sa suppression temporaire), et s'il est certain, d'autre part, que les jésuites ont énormément changé depuis le milieu du vingtième siècle et ne jouent plus depuis bien longtemps cette fonction de "résistants" idéologiques qui était la leur à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, on constate que plusieurs décennies avant le Concile Vatican II, on observait déjà cette partition tripartite des catholiques en trois blocs idéologiques: l'un social et progressiste, le second intransigeant et réactionnaire, et le troisième partisan du statu quo et de la "cohérence", une fracture dans la conception de ce que sont ou devraient être la foi et l'Eglise, que d'aucuns ramènent trop souvent au dernier Concile. On constate également que si cette tripartition demeure, les contenus qu'elle délimite  glissent avec le temps vers la droite, et qu'ainsi ce qui était la position "moderniste", du bloc d'ouverture, la promotion de la "démocratie chrétienne", est actuellement défendue par celui du statu quo, "jésuitique" au sens de Gramsci. Ce qui signifie que le centre de gravité doctrinal de l'Eglise, souvent présenté comme intangible et "constant", change avec le temps et les évolutions sociales et intellectuelles.

A partir de ce constat, il me semble possible de mettre en évidence ce qui me parait constituer plusieurs illusions récurrentes dans l'esprit des catholiques d'aujourd'hui. Les traditionalistes décèlent la cause des changements dans l'Eglise et de leur marginalisation dans une crise ou une série de crises, alors que ces évolutions qu'ils déplorent en elle ne sont pas accidentelles mais structurelles. Les aspects idéaux de l'Eglise dont ils se réclament n'ont jamais, à mon sens, atteint cet équilibre et cette solidité doctrinale et spirituelle  qu'ils semblent leur attribuer. Les progressistes lisent dans leur échec à réformer en profondeur l'Eglise la main-mise des réactionnaires, alors que ceux-ci n'ont jamais cessé de reculer ou presque, et elle de se réformer,et que là encore la lenteur de l'Eglise à changer n'est pas conjoncturelle ni politique au sens de l'action d'une poignée de dirigeants, mais structurelle: la manière dont elle conçoit son unité et celle de la transmission du dépôt de la foi l'empêche, et de se figer sur une doctrine "éternelle" ou même "constante", et d'accompagner en temps réel les évolutions sociales et culturelles des pays où la société civile est la plus développée. Les modérés pensent faire preuve de "cohérence", en refusant de tirer dans un sens ou dans l'autre de l'Histoire, vers le futur ou vers le passé, mais ce qu'ils tiennent pour la substantifique moelle de l'enseignement de l'Eglise n'est là encore qu'un point fixe dans le temps, la Vérité des traditionalistes de demain et l'incohérence des modérés à venir. Refusant d'idolâtrer et le passé, et le futur, ils transfèrent cette adulation non pas vers un noyau de vérité et de cohérence atemporel, mais vers le présent de l'Eglise. L'enseignement "constant" de l'Eglise sur l'homosexualité la condamnait, avec Saint Paul, comme une "infamie", menant ses auteurs à la damnation. Aujourd'hui, elle préfère parler de "conduites objectivement désordonnées", d'"actes intrinsèquement désordonnés", et de "blessures". Difficile de croire, sauf à s'aveugler délibérément, que c'est la même chose. De même, ils espèrent "dépasser" les tensions entre intégristes et progressistes, mais leur dynamique est organiquement liée à la leur, en tant que point d'équilibre de l'Eglise qui lui permet de faire survivre son unité de façade à ses contradictions et aux factions qui l'agitent et la font vivre, mais en même temps mourir à petits feux.

Pour une Eglise qui est née de la Croix, "scandale pour les juifs, folie pour les païens", et dont certains expliquent les dérives réelles ou supposées par le "l'obscurantisme" et le caractère "irrationnel", je suis toujours frappé de voir à quelle point la "doctrine", au sens le plus intellectuel, le plus philosophique et le plus technique qui soit, y tient une importance centrale, et à mon sens quelque peu disproportionnée.

En ce sens, il me parait éclairant de souligner le rôle crucial de la couche sociale d'intellectuels qui lui est propre, telle que Gramsci la décrit, dans le maintien de sa cohésion et de sa cohérence interne, en tant que bloc social, et dans son pouvoir de résistance à l'Histoire et aux inévitables crises qui l'accompagnent:

"Mais chaque groupe social « essentiel », au moment où il émerge à la surface de l'histoire, venant de la précédente structure économique dont il exprime un de ses développements, a trouvé, du moins dans l'histoire telle qu'elle s'est déroulée
jusqu'à ce jour, des catégories d'intellectuels qui existaient avant lui et qui, de plus, appa­raissaient comme les représentants d'une continuité historique que n'avaient même pas interrompue les changements les plus compliqués et les plus radicaux des formes sociales et politiques.

La plus typique de ces catégories intellectuelles est celle des ecclésiastiques, qui monopolisèrent pendant longtemps (tout au long d'une phase historique qui est même caractérisée en partie par ce monopole) certains services importants : l'idéologie reli­gieuse, c'est-à-dire la philosophie et la science de l'époque, avec l'école, l'instruc­tion, la morale, la justice, la bienfaisance, l'assistance, etc. La catégorie des ecclésias­tiques peut être considérée comme la catégorie intellectuelle organiquement liée à l'aristo­cratie foncière : elle était assimilée juridiquement à l'aristocratie, avec laquelle elle par­tageait l'exercice de la propriété féodale de la terre et l'usage des privilèges d'État liés à la propriété. Mais ce monopole des superstructures de la part des ecclé­siastiques n'a pas été exercé sans luttes et sans restrictions, aussi a-t-on vu naître, sous diverses formes (à rechercher et étudier de façon concrète) d'autres catégories, favorisées et développées par le renforcement du pouvoir central du monarque, jusqu'à l'absolutisme. Ainsi s'est formée peu à peu l'aristocratie de robe, avec ses privilèges particuliers, une couche d'administrateurs, etc., savants, théoriciens, philo­sophes non ecclésiastiques, etc.
Comme ces diverses catégories d'intellectuels traditionnels éprouvent, avec un « esprit de corps » le sentiment de leur continuité historique ininterrompue et de leur qualification, ils se situent eux-mêmes comme autonomes et indépendants du groupe social dominant."(Cahiers de Prison, p.129).
Il ne s'agit d'ailleurs pas nécessairement d'ecclésiastiques, mais également d'universitaires catholiques, de cadres, etc. Il convient cependant de remarquer que les échelons les plus élevés de la hiérarchie catholique sont généralement issus de ces rangs, de même que leurs conseillers et experts. Or, comme Gramsci le souligne dans un passage cité plus haut, la formation et l'émergence des intellectuels n'intervient pas dans un "espace démocratique abstrait", mais suivant des conditions historiques, sociales et culturelles déterminées. Il s'ensuit également que ces intellectuels catholiques ne sont pas de purs esprits, mais sont issus de certaines origines et de certains milieux qui influent au moins un peu sur leur conception du monde, et que le contenu de la théologie catholique et de ses conséquences sur l'enseignement de l'Eglise, est au moins un petit peu déterminé historiquement. Cela ne rend pas ce dernier faux ou sans valeur, très loin de là, mais jette un soupçon sur la caractère universel et quasi intangible attribué à la doctrine de l'Eglise. D'autant que si la foi catholique est très largement distribuée dans l'ensemble des couches sociales, la religion des intellectuels y pèse de manière toute spécifique, par le pouvoir d'influence qu'elle va avoir sur la religion des "simples", des esthètes, des pasteurs, etc., par l'intermédiaire du poids de la théologie dans l'élaboration l'enseignement du Magistère, et par le poids de la doctrine et de l'autorité.

Un exemple actuel que je trouve frappant: si les blogueurs catholiques (et j'inclus mon propre cas dans les analyses qui viennent) ne sont pas nécessairement des "intellectuels" au sens universitaire, et fonctionnent à un niveau plus limité, la plupart sont proches de celle-ci. On y trouve une proportion très importante d'enseignants, de cadres supérieurs, de professions libérales, de journalistes... Une part très conséquente de leur rang correspond à la couche sociale des intellectuels au sens gramscien du terme. Et à une certaine conception du monde, et à une certaine expérience de celui-ci, qui n'est pas forcément celle d'autres couches sociales. Et cela vaut pour leur regard sur la culture, sur le couple et la vie familiale, sur la sexualité, etc. Ils témoignent , et réfléchissent à partir, d'une somme d'expériences qui ne reflètent pas la totalité de celles existant dans le tissu social. A ce titre, et quelque soient notre bonne foi et notre rigueur, nous tendons tous à raisonner, moi le premier, comme si les situations qui nous sont habituelles, sont les conditions normales, voire universelles, de la vie en société. Les blogueurs catholiques, de même finalement que la majorité apparente de l'Eglise catholique en France, défendent finalement moins des principes intangibles qu'une certaine conception du monde, qui correspond à ce que les intellectuels, ou assimilés, de l'Eglise, sa couche sociale la plus élevée, trouve habituel et considère comme "normal", qui est de nature historique avant d'être principielle, et qui ne découle pas directement de la vie de foi ni d'un mûrissement de la méditation des Ecritures, mais est médiatisée par une intellectualisation de ces dernières, sur la base de conditions, sociales, culturelles et historiques données. Religion du Livre, la foi catholique tend à se faire religion du livre. De Proclamation du Verbe, elle devient proclamation du verbe.

 A ce titre, la doctrine finit par prédominer chez certains sur le discernement à partir des situations particulières, ou même la lettre des Evangiles. Cela fait longtemps que les catholiques admettent qu'on applique les méthodes de la critique historique à la lecture des Evangiles et des autres textes de la Bible. Par contre, il est très difficile de faire de même sur la Doctrine sociale de l'Eglise ou sur la sexualité, ou alors sur des évolutions temporelles très larges, sur plusieurs siècles ou millénaires (un article récent de La Croix sur l'homosexualité dans l'Eglise commence en soulignant l'erreur de prendre pour argent comptant les condamnations bibliques de l'homosexualité, et continue en estimant, contre toute évidence, qu'il n'est pas nécessaire de changer la doctrine actuelle sur l'homosexualité pour améliorer la situation des homosexuels catholiques) . J'ai été très frappé ces derniers mois de la manière dont divers jeunes catholiques disqualifient systématiquement les critiques contre l'enseignement actuel de l'Eglise, par exemple en matière de sexualité, mêmes lorsqu'elles paraissent évangéliquement fondées, en cherchant à prendre leurs contradicteurs en faute sur des subtilités théologiques (que l'homosexualité soit tenue pour un "péché" ou un "désordre", est-ce que cela change vraiment le fond du problème?), ou à jouer la cohérence interne de la doctrine contre ses conséquences réelles sur les personnes. Ainsi, j'ai été quelque peu perturbé de voir un blogueur catholique s'amuser à dresser sur twitter un florilège des approximations et des erreurs théologiques contenues dans des commentaires de mon dernier billet, pour, m'a-t-il semblé, s'en moquer, comme si cela primait sur la souffrance et l'incompréhension exprimées par les commentateurs quant au discours de l'Eglise et aux esquives de la MPT sur la question de la perception de l'homosexualité dans les milieux catholiques.

Pour revenir à la MPT et boucler la boucle de cette deuxième partie, je voudrais revenir sur le point suivant: certains observateurs et critiques se sont étonnés de voir une détermination et une mobilisation si spectaculaires, par rapport à d'autres combats qui sont aussi importants pour l'Eglise et où les problèmes abondent. Ainsi, la justice sociale, la pauvreté, les problèmes de logements, etc. Il a été répondu, non sans justesse, que beaucoup de manifestants sont également profondément engagés dans ces causes, de même que l'Eglise, que l'un n'empêche pas l'autre, et que l'enseignement social et sociétal de l'Eglise forme un tout cohérent. Il a également été objecté que ces problèmes, certes graves, ne sont pas nouveaux et perdurent. Alors que la loi Taubira apporterait une nouveauté irréversible, un basculement sociétal qui rendrait la mobilisation particulièrement urgente.

Mais il me semble discerner une cause plus profonde à cet emballement, typiquement "modéré", des catholiques français (au delà des causes conjoncturelles qui font que la légalisation du mariage gay a fait beaucoup plus débat en France que dans d'autres pays traditionnellement catholiques). La pauvreté, l'exclusion, les problèmes de logement sont tenus par l'ensemble des catholiques, tous blocs confondus, comme un scandale. Mais cela ne remet pas en cause leur conception du monde. La doctrine de l'Eglise condamne ces maux, avec sincérité et, souvent, dévouement et courage de la part de ses autorités, mais elle ne nie pas qu'ils existent. Elle accepte ce fait, tout en en combattant ses causes. Alors que les implications des études de genre sur la perception des différences de sexes et d'orientations sexuelles, celles familiales de la loi Taubira, remettent directement en cause certains de ses fondamentaux. Elles ébranlent sa cohérence et sa légitimité intellectuelles, et non seulement le désir de justice des catholiques. A ce titre, compte-tenu du caractère hégémonique de certains aspects de la Doctrine catholique, la crise est beaucoup plus profonde, et se résorbera soit par l'invalidation de la loi, soit, beaucoup plus probablement, par une réélaboration doctrinale sur le long terme, qui intègrera l'air de rien les nouvelles conceptions sur la sexualité et la famille, comme l'Eglise fait depuis des siècles.

Gramsci exprime cette influence d'intérêts hégémonique dans l'engagement social et politique de l'Eglise dans les termes suivants certes très (et excessivement) durs (dureté en partie motivée par le ralliement de l'Eglise italienne de son temps au Concordat de l'Etat fasciste de Mussolini):

"Pour bien comprendre la position de l’Eglise dans la société moderne, il faut comprendre que celle-ci est disposée à lutter seulement pour défendre ses libertés corporatistes particulières (de l’Eglise comme Eglise, organisation ecclésiastique), c’est-à-dire les privilèges qu’elle proclame liés à sa propre essence divine ; pour cette défense l’Eglise n’exclue aucun moyen, ni l’insurrection armée, ni l’attentat individuel, ni l’appel à l’invasion étrangère. Tout le reste est relativement négligeable, à moins qu’il ne soit lié aux conditions existentielles propres. Par « despotisme » l’Eglise comprend l’intervention de l’autorité laïque étatique dans le sens de la limitation ou de la suppression de ses privilèges, rien de plus ; elle est prête à reconnaître n’importe quel pouvoir de fait, et, à condition qu’il ne touche pas à ses privilèges, à le légitimer ; si par la suite il accroît les privilèges, elle l’exalte et le proclame comme providentiel. Considérant ces prémisses, la « pensée sociale » catholique n’a qu’un intérêt académique ; il faut l’étudier et analyser en tant qu’élément idéologique opiacée, tendant à maintenir certains états d’âme d’attente passive de type religieux, mais non comme élément de la vie politique et historique directement active " (cité par Michael Löwy, op. cit.)
 Après avoir mis en évidence le caractère seulement apparent et de surface d'une certaine conception de l'unité de l'Eglise, il me reste, dans la troisième et dernière partie de ce billet, à essayer de penser ce que pourrait être cette Unité, en Vérité, à laquelle le Christ lui même appelait ("Soyez Un").

3) De l'hégémonie à l'unité?

Malgré les connotations marxistes et révolutionnaire de la référence à Gramsci, l'objet de ce billet n'est ni de disqualifier la nécessité d'une Eglise universelle qui serait garante du dépôt de la foi, ni de contester que l'Eglise catholique est cette dernière, ni même d'appeler à des bouleversements significatifs dans sa structure et/ou le contenu de son enseignement.

Ce que je voudrais interroger, c'est la compréhension actuelle de ce qui fait cette unité de l'Eglise. A lire différents livres, blogs, articles de catholiques, à en fréquenter personnellement un grand nombre, j'ai souvent l'impression que celle-ci est avant tout comprise, par beaucoup d'entre eux, comme une adhésion intellectuelle à une doctrine. C'est ainsi que lorsque que tel ou tel énonce publiquement une remise en cause, même légère, du contenu de l'enseignement de l'Eglise, il se trouve toujours des gens pour leur dénier leur condition de catholique, semblant poser ainsi poser une stricte équivalence entre l'adhésion à un ensemble d'idées et d'arguments, ou au moins le refus de les mettre en doute, et la communion avec elle.

Or, qu'est-ce qui constitue l'essence de cet enseignement, qui fait qu'il serait objet d'obéissance, non seulement au sens où il serait tenu par les autorités de l'Eglise, non seulement parce qu'il exprimerait le consensus actuel des experts et des évêques, mais parce qu'il serait non questionnable par le fidèle moyen?

Je comprends bien que l'Eglise distingue entre différents degrés d'infaillibilité, dont le plus élevé, le magistère extraordinaire, est exceptionnellement rare et a un champ d'application extrêmement précis, que les déclarations soumises à l'infaillibilité ne concernent que les domaines de la foi et de la morale, et que le primat de la conscience du fidèle est reconnu (à condition de chercher à éclairer cette conscience):

"- Il convient de distinguer le magistère solennel, dit extraordinaire, du magistère pontifical ou épiscopal qui s’exerce sous des formes plus ordinaires de dédarations ou d’exhortations destinées, en raison de certaines circonstances, au Peuple de Dieu. Il s’agit alors pour les pasteurs de tenir la responsabilité d’ensei gnement des fidèles pour affermir et éduquer leur foi (892).
- C’est en particulier sur le plan de la morale et de la conduite de vie conforme à l’évangile que s’exerce ce magistère ordinaire (2032-2034).
- C’est également sur le plan très concret de la loi naturelle (2036) et des problèmes de justice (2246,2420) et de morale familiale et sexuelle (2351 s.) que l’opinion critique est souvent tentée de contester le magistère. Le chrétien est renvoyé à sa conscience assistée de l’Esprit-Saint, pour accueillir et donner son assentiment filial (2040) à un enseignement qui n’a d’autre fin que de transmettre les appels et les obligations morales qui découlent du baptême (2039).

Loin de considérer le charisme de l’infaillibilité comme une sorte de faveur attachée à la fonction du pape et des évêques, il faut le voir comme la caution donnée par le Seigneur à ceux qu’il a appelés pour le service de son église. Ainsi en témoigne la belle prière de l’ordination épiscopale citée par le CEC (1587) : « Seigneur, remplis du don du Saint-Esprit celui que Tu as daigné élever au degré du sacerdoce afin qu’il soit digne de se tenir sans reproche devant ton autel, d’annoncer l’évangile de ton Royaume et d’accomplir le ministère de ta parole en vérité. »" (Port Saint Nicolas, "La question de l'infaillibilité").
Et je respecte profondément (quoiqu'en pensent peut-être certains) les siècles de méditation et de contemplation de la Parole de Dieu et d'effort intellectuel par des théologiens prestigieux, qui ont donné son contenu actuel à l'enseignement de l'Eglise. De même que la vie de prière, la carrure intellectuelle, le dévouement personnel, et la sincérité des papes, évêques, prêtres et diacres qui ont consacré leur vie à servir l'Eglise et ses fidèles et à diffuser et illustrer cet enseignement, et que je crois pour la plupart profondément travaillés en leur être par l'Esprit Saint. Si accueillir l'autorité du Magistère, c'est lui donner mon assentiment filial, je donne bien volontiers, de même que je le fais tous les jours envers mon père biologique, sans hésiter pourtant à discuter très souvent et franchement, quoique respectueusement, avec lui de nos désaccords sur telle ou telle question d'actualité, de politique ou de morale.

Ce que je comprends moins, c'est pourquoi cette obéissance devrait conduire à m'interdire de remettre en cause l'opportunité ou l'actualité de tel ou tel point de doctrine, au regard de ce qu'est notre vie aujourd'hui, et à m'empêcher de poser les question du statut historique et intellectuel de celui qui formule tel ou tel aspects de celle-ci, avec toute sa sincérité et la grandeur de son intelligence et de sa foi, mais également avec son point de vue individuel, situé comme tel socialement, historiquement et culturellement, et la rationalité qui sous tend son analyse, et, comme tout mode de rationalité, se prête par définition à la critique philosophique et à une épistémologie.

- Parce que la Doctrine de l'Eglise tire son autorité des Ecritures? Mais si l'Eglise admet la méthode historico6critique à leur encontre, pourquoi ne pourrait-on critiquer historiquement, philosophiquement, sociologiquement, etc. la doctrine qui découle de leur interprétation?

- Est-ce parce que la doctrine de l'Eglise est "constante"? Un simple survol historique permet de voir à quel point c'est faux: ce qui y est dit aujourd'hui de l'homosexualité, ou de la sexualité de manière générale, n'est pas ce qui y était dit il y a quelques siècles. La plupart des évêques sont aujourd'hui les premiers à défendre des opinions qui étaient interdites il y a seulement un siècle et demi: ainsi, en faveur de la démocratie, de la liberté religieuse, de l'oecuménisme...

- Est-ce parce que c'est le rôle d'"experts" qui travaillent à l'évolution doctrinale de l'Eglise, plutôt que celui des simples fidèles auxquels y revient d'avoir "confiance" dans le travail des premiers? Il semble que ces experts travaillent plus souvent dans une perspective apologétique que prophétique, s'exerçant à réfuter les objections contre l'enseignement de l'Eglise plutôt qu'à y puiser des graines de Vérité pour celle-ci. Les experts ès "genre" du Vatican, les Anatrella et autres, depuis 1995 qu'ils travaillent la question, semblent plus s'être préoccupé de construire un arsenal critique plutôt que de s'être demandé, ne serait-ce qu'un tout petit peu, qu'est-ce que les études de genre pourraient être susceptibles d'apporter à l'Eglise, parmi d'autres éléments éventuellement contestables. De même, malgré tous ses experts, il semble que ces derniers siècles, l'Eglise ait rarement été à l'avant-garde des mouvements d'émancipation des plus faibles (les classes les plus pauvres et les plus exploités, les noirs, les femmes, les homosexuels, les trans...), mais ai presque systématiquement condamné ou minimisé leurs revendications, pour finalement s'y ranger une fois que les conditions historiques avaient conduit ses propres élites à les intégrer dans leur vision "naturelle" du monde. Ce qui a conduit tant de membres de ces minorités, non sans une certaine légitimité de fait, à croire que l'Eglise était par principe du côté des puissants, et à la rejeter, comme le montre le témoignage de Gramsci.

- Est-ce parce que l'expérience pastorale des prêtres, des évêques et papes les amène à dépasser leur propre point de vue individuel pour aboutir à une connaissance sinon globale, du moins très étendue de la nature humaine? Les enthousiastes de la théologie du corps de Jean-Paul II aiment ainsi souvent citer la prodigieuse expérience humaine de celui-ci? Je ne doute pas que cette expérience, acquise au fil des accompagnements individuels, au baptême, à la confirmation, au mariage, des confessions, des réunions de partage de vie ou d'évangile, etc. soit extrêmement enrichissante et un puissante source d'humanisation et de discernement. Si de par mon état de laïc, je n'ai pas eu la grâce de la connaitre, il m'est arrivé à de nombreuses reprises de me confesser, et j'ai déjà été accompagné spirituellement. J'ai alors exprimé avec toute la sincérité, la précision et l'exhaustivité qui m'était possible le contenu de mon for intérieur, et de mes interrogations et remords du moment. Il me semble cependant que si ce dialogue me permettait de faire le point en vérité sur tout ce qui me semblait me rapprocher ou m'éloigner de Dieu et de l'Eglise, il ne donnait pas un point de vue global sur mon être et mon point de vue. J'y dirigeais en effet l'ensemble de mon effort critique sur moi-même, me disposant à une écoute la plus ouverte possible vis à vis de la parole de l'Eglise, et à Celle, au travers elle, de Dieu. Il est vrai que d'autres profitent sans doute de ces moments pour énoncer un certain nombre de critiques et de réserves vis à vis de l'Eglise. Il reste cependant que le contexte reste celui d'une personne qui vient rechercher l'écoute d'un prêtre, ou le pardon (et c'est très bien, et même indispensable à mon avis pour vraiment grandir dans la foi et s'arracher à la contemplation morbide des erreurs commises), et pas le point de vue de n'importe quelle personne, extérieure à l'Eglise, qui aurait de tout autres présupposés, ou un désaccord autrement plus radical et douloureux. Il s'agit d'une expérience qui est certes riche, mais qui reste située, et qui ne peut sur cette base prétendre à l'universalité. Qui reste sujette à une critique historique, sociale et culturelle.

- Est-ce parce que la théologie catholique bénéficie d'une charpente philosophique qui lui donnerait un accès privilégié et certain à la nature des choses et de l'homme, et dont le joyau serait la tradition réaliste thomiste? Thomas d'Aquin est mort en 1274. Certaines de ses thèses furent, temporairement, condamnées en 1277 par l'évêque de Paris. S'il fut réhabilité progressivement et canonisé en 1323, sa métaphysique, avant Ockham, avant Descartes et avant Kant, fut l'objet de critiques sérieuses, remettant en cause jusqu'à son ontologie, et émanant des rangs réalistes, de la part notamment du Bienheureux Duns Scot (1266-1308) et de ses disciples. S'il est indéniable que le thomisme est l'une contributions intellectuelles majeures de la pensée occidentale, qu'elle reste actuelle par certains aspects, et qu'elle s'accorde tout particulièrement à la conception du monde qu' l'Eglise actuellement, on voit combien il est faux de croire en une stabilité philosophique qui aurait coïncidé avec l'hégémonie intellectuelle des clercs, et que le nominalisme (qui existait avant Thomas, et que celui-ci prend partiellement en compte dans sa pensée) puis le doute cartésien auraient fait voler en éclat.Vanité, donc, de croire cette philosophie à même, plus que d'autres, de fonder une quelconque infaillibilité doctrinale!

- Est-ce parce que, tout simplement, l'Eglise est inspirée et guidée par l'Esprit Saint? Sans aucunement le contester, je me demande si c'est bien le sens de cette inspiration de livrer une doctrine infaillible, clés en mains. Mon expérience spirituelle personnelle est certes beaucoup plus limitée que celle des évêques et des papes,mais au fil des célébrations, des retraites et des temps d'oraison que j'ai pu vivre, il m'a semblé percevoir les effets de l'Esprit Saint non dans les réponses qu'il m'apportait que dans la manière nouvelle dont il me faisait aborder les question, non comme un arrachement à mon point de vue, avec toutes ses limites, mais dans une plus grande disponibilité à d'autres points de vue. Sans du tout en faire un cas général, je ne vois pas, de ce fait, d'incompatibilité entre le fait d'être inspiré par l'Esprit Saint, et celui de se tromper. Ainsi, il est de notoriété publique que ces dernières décennies, le Vatican a vécu de graves problèmes de gouvernance, voire de corruption. Que des responsables de communauté religieuses ont longtemps bénéficié de l'oreille de certains papes, tout en étant des imposteurs et/ou des criminels. Que l'Eglise a tardé à la transparence, sur certains scandales qu'aujourd'hui, nul ne conteste. Et je suis persuadé que cela ne remet pas en cause qu'elle puisse être guidée in fine, dans son évolution historique, par l'Esprit Saint. De même, je ne vois pas en quoi cette dernière affirmation serait incompatible avec la possibilité qu'elle puisse se tromper sur tel ou tel point de doctrine (ce qui, au regard de son histoire passée, n'est d'ailleurs pas seulement une possibilité mais un fait établi). 

Même le pape ne peut parler qu'à partir de ce qu'il connait, des milieux qu'il a fréquenté, des personnes qu'il a rencontrées, des expériences qu'il a vécu. Et aucun n'a tout connu, fréquenté tous les milieux,, rencontré tout le monde, vécu toutes les expérience. Il y a toujours un au delà, un point aveugle. Et à partir de la méconnaissance de celui-ci, des vies entières peuvent se jouer.

L'enjeu n'étant pas d'ébranler les fondements de l'Eglise pour le plaisir pervers de s'accommoder des modes intellectuelles ou de contrarier la foi des fidèles, mais de répondre en conscience et en vérité à cette question que nous adresse, parmi beaucoup d'autres, Gramsci, et qui est tout de même une très bonne question: lorsque nous disons servir l'Eglise, et au travers d'elle la Volonté de Dieu, lorsque nous prétendons éclairer notre engagement politique et social au nom d'une Vérité et d'une Parole, quel est le statut de vérité de notre propre parole? Pas seulement de bonne foi, de sincérité, de dévouement, mais de vérité?

Qu'est-ce qui fait par exemple que des hétérosexuels puissent prétendre dire la valeur de vérité de la vie d'homosexuels, que des hommes puissent prétendre décider in fine de la valeur de vérité de la vie de femmes (toujours pas de cardinalEs dans l'Eglise, pour ne pas parler de prêtresses, d'évêchesses ou de papesses... Et je sais bien que de nombreuses femmes se reconnaissent dans la doctrine de l'Eglise sur leur sexe, mais de nombreuses autres non, y compris catholiques, y compris religieuses, et ça reste un problème selon moi)?

Lorsque l'Eglise s'appuie sur la "nature" des choses et des hommes, l'"évidence, le "bon sens", ou encore son "expertise en humanité", procède-t-elle directement, immédiatement, d'une méditation des Ecritures et de la Tradition, inspirée par l'Esprit Saint, ou bien les passe-t-elle par le filtre d'une intellectualisation qui opère non seulement sur la base d'une théologie abstraite, et du discernement individuel, mais aussi à partir du point de vue historiquement, socialement et sexuellement situé des couches sociales dont la parole retentit avec le plus de facilité et d'autorité "naturelle" en elle?

Lorsqu'elle n'a de cesse de condamner certain modes de revendication conflictuels: la lutte des classes, la soit-disant "guerre des sexes", voire, à un niveau qui est plus celui des simples pratiquants, le "communautarisme", le fait-elle seulement au nom du souci louable de la paix civile, ou encore par peur de voir les tragédies du 20ème siècle recommencer (pas un argument indépassable au demeurant: la démocratie a commencé en France par la Terreur. Bien heureusement, elle ne s'y est pas arrêtée)?  Ou bien un petit peu aussi, parce qu'une partie non négligeable de ses "intellectuels" (au sens très étendu que lui donne Gramsci, qui inclut les journalistes, les industriels, etc.) a grandi, et a façonné sa vision du monde, dans les milieux dominants (ce qui n'empêche pas à côté un engagement sincère et actif au côté des moins bien lotis: le problème n'est pas l'engagement, mais la manière dont on envisage le mal qu'on combat et le bien qu'on défend)?

Si je n'étais pas personnellement convaincu que l'Eglise a plus à apporter que des "éléments idéologiques opiacés", je l'aurais déjà quittée depuis longtemps, et je ne me fatiguerais pas à écrire des articles aussi longs. Mais il me semble que la seule manière de répondre efficacement, et en vérité, au soupçon d'idéologie ci-dessus formulé, est de dévoiler une unité de l'Eglise qui est plus que l'"unité "superficielle", en réalité la lutte hégémonique entre plusieurs courants, canalisés et jugulés par une couche sociale ecclésiastique dominante, que dénonce Gramsci. Et qui ne passe prioritairement, ni par l'adhésion intellectuelle à une doctrine, ni par celle sentimentale à des "temps forts" et des rencontres avec de grandes figures de l'Eglise, ni par celle esthétique à une liturgie, ni par une combinaison de ces trois éléments, mais par une réévaluation critique sans cesse renouvelée, du statut de vérité de la parole de l'Eglise, et du témoignage que nous en rendons, à partir de son statut historique et du notre, et vers une recherche de tout ce qui se situe dans la marge, l'indicible, le point aveugle de cette parole: ceux qui au sein même de l'Eglise, sont exclus dans leur être même de et par ce qu'elle dit être, qui ne trouvent pas leur place, autrement que par le rejet de ce qu'ils sont, dans sa vision du monde d'aujourd'hui. La recherche d'une toujours plus grande inclusivité, et non plus la "cohérence" avec la parole du leadership du moment. Une unité dont la force est centrifuge, toujours en mouvement et en expansion, et non inerte et en défense. Qui ne tire pas sa solidité de la "cohérence", mais de sa capacité à sans cesse briser celle-ci pour tout reconstruire sur des pierres d'angle auparavant rejetées.

 Une unité dans la recherche, dans la capacité à déconstruire pour mieux reconstruire, dans la souplesse du roseau, et non dans la seule capacité à tenir (ou sembler tenir tout en se pliant imperceptiblement, au fil du temps) contre vents et marées du chêne.

C'est du moins, l'état provisoire de ma méditation, certes ô combien modeste et personnelle, de ce que me semble être l'unité de l'Eglise, et la manière dont j'essaie actuellement de surmonter les ébranlements que les évènements de l'an passé ont fait subir à ma foi.

4 commentaires:

  1. Il me semble que l'analyse sociologique ignore totalement un fait : l'enracinement des catholiques n'est pas simplement au sein de cette société-ci, notre société actuel. Il se fait dans la Tradition. Je dialogue autant avec Saint Thomas dont je lis la Somme qu'avec Baroque ou Pneumatis. Il y a là une autre forme de société que l'analyse socio loupe par manque de perspective.

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  2. Je suis frappé par le fait qu'il manque à la conclusion une proposition qui parait évidente au athées et agnostiques :
    Ce sont juste des vieux qui s'agrippent au pouvoir qu'ils détiennent.
    Simple constatation.

    Seven, lecteur anonyme.

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    1. C'est sûr que pour un athée, cela doit paraître évident. Mais l'on sait combien les évidences sont trompeuses ! L'évidence est aussi que, depuis le temps qu'elle accueille en son sein tous les "bras cassés" de la planète, l'Eglise devrait avoir disparu depuis longtemps ! Parce qu'en fait de "pouvoir", voilà bien longtemps que les papes et autres évêques n'en ont plus !

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  3. Je comprends bien que ce conflit entre votre foi et votre sentiment doit être difficile à vivre. Si vous abordez le mystère de l'Eglise depuis l'extérieur de la foi, comment ne pas finalement penser comme Seven ci dessus ? Même avec un marxisme modéré comme celui de Gramsci, on reste dans une interprétation qui présuppose sa conclusion : toute structure est le résultat de volontés de puissance.

    Si l'on se place au contraire au coeur de la foi, et donc au coeur de la réalité de l'Eglise, on y voit plus clair. On la reconnaît notamment comme Epouse du Verbe. (Je vous recommande le traité de Journet sur l'Eglise.)

    Deux choses me paraissent éclairantes : la première est que nous ne voyons que l'Eglise in via, et non l'Eglise in patria. Autrement dit la foi reste requise ! La seconde est que la hiérarchie du ministère n'est pas celle de la sainteté. Cette remarque que j'ai lue chez Bernanos me paraît très lumineuse.

    Amicalement,

    P. Jacob

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