vendredi 31 mai 2013

Judith Butler dans le texte: deux extraits de l'introduction de Ces corps qui comptent 2/2


"Ainsi, bien que le symbolique [note de Darth Manu: Judith Butler fait allusion dans le premier paragraphe de cet extrait à la loi symbolique lacanienne] paraisse être une force à laquelle on ne peut s'opposer sans sombrer dans la psychose, il doit être repensé comme une série d'injonctions normatives garantissant les frontières du sexe à travers la menace de la psychose, de l'abjection, du rejet dans une position psychologiquement invivable. Il faut encore ajouter que cette "loi" ne peut rester une loi que dans la mesure où elle impose les citations et les approximations différenciées appelées "masculin" et "féminin". La présomption suivant laquelle la loi symbolique du sexe jouit d'une ontologie indépendante, antérieure et autonome par rapport à son assomption, est contredite par l'idée que la citation de la loi est le mécanisme même de sa production et de sa formulation. La "contrainte" du symbolique porte donc sur la citation de la loi, qui consolide et réitère la ruse de sa propre force. La question est donc de savoir ce que pourrait signifier "citer" la loi pour la produire différemment, "citer" la loi afin de réitérer son pouvoir et de s'en emparer, pour révéler la matrice hétérosexuelle et déplacer l'effet de sa nécessité.

Le processus de cette sédimentation, que nous pourrions aussi appeler matérialisation, est donc une forme de citationnalité: c'est en citant le pouvoir que le "je" accède à l'être et cette citation établit, au coeur de la formation du "je", une complicité originelle avec le pouvoir.

En ce sens, la puissance d'agir signalée par la performativité du "sexe" sera radicalement opposée à toute idée d'un sujet volontariste qui existerait indépendamment des normes régulatrices auxquelles elle/il s'oppose. Le paradoxe de l'assujettissement est précisément que le sujet qui veut résister à ces normes est lui-même capble de le faire en vertu de ces normes, voire est produit par elles. Bien que cette contrainte constitutive n'annihile pas la possibilité d'une puissance d'agir, il est vrai qu'elle situe cette puissance dans une pratique de réitération ou de reformulation immanente au pouvoir, et non dans une relation d'opposition externe au pouvoir.

Cette reformulation de la performativité implique que a) la performativité du genre ne peut être théorisée indépendamment des pratiques de réitération forcée des régimes de régulation sexuelle; b) l'analyse de la puissance d'agir conditionnée par ces mêmes régimes de discours/pouvoir ne peut être assimilée à un volontarisme ou un individualisme, et encore moins à un consumérisme, et ne présuppose en aucun cas un sujet doté de libre-arbitre; c) le régime de l'hétérosexualité opère une circonscription et une délimitation de la "matérialité" du sexe, et cette "matérialité" est formée et perpétuée à travers la matérialisation de normes régulatrices qui sont pour une part celles de l'hégémonie hétérosexuelle; d) la matérialisation de ces normes requiert des processus d'identification par lesquelles elles sont assumées et appropriées, et ces identifications précèdent et permettent la formation d'un sujet, mais elles ne sont pas, à proprement parler, accomplies par un sujet; enfin, e) les limites du constructivisme se révèlent aux frontières de la vie corporelle, lorsque des corps tombés dans l'abjection ou délégitimés échouent à être considérés comme des "corps" [count as bodies]. Si la frontière de la matérialité des sexes est marquée dans le discours, cette démarcation produit un domaine de "sexe" exclu et délégitimé. Par conséquent, il sera aussi important de penser comment et à quelle fin les corps ne sont pas construits ainsi que, pour aller plus loin, de se demander comment les corps qui échouent à se matérialiser fournissent le "dehors" nécessaire, sinon le support nécessaire, des corps qui, en matérialisant la norme, sont reconnus comme des corps substantiels [bodies that matter].

Dès lors, comment penser jusqu'au bout la matière des corps comme une sorte de matérialisation régie par des normes régulatrices, afin de déterminer le rôle joué par l'hégémonie hétérosexuelle dans la formation de ce qui est reconnu comme un corps viable? Comment la matérialisation de la norme à travers la formation corporelle produit-elle un domaine de corps rejetés dans l'abjection, un champ de déformation qui, par son échec à être reconnu comme pleinement humain, fortifie ces normes régulatrices? Qel défi ce royaume d'exclusion et d'abjection présente-t-il pour l'hégémonie symbolique, qui pourrait imposer une réarticulation radicale de ce qui est reconnu comme des corps qui comptent, des manières de vivre qui comptent comme des "vies", des vies dignes d'être protégées, d'être sauvées ou d'être pleurées?" (Judith Butler, Ces corps qui comptent: de la matérialité et des limites discursives des "sexes", Editions Amsterdam, 2009, traduit par Charlotte Nordmann, p. 29 et 30).

Judith Butler dans le texte: deux extraits de l'introduction de Ces corps qui comptent 1/2


"Il est donc crucial de concevoir la construction non comme un acte unique ou un processus causal initié par un sujet et culminant dans un ensemble d'effets fixes. Non seulement la construction se déroule dans le temps, mais elle est elle-même un processus temporel qui opère par la réitération de normes; le sexe est à la fois produit et déstabilisé au cours de cette réitération.

Effet sédimenté d'une pratique réitérative ou rituelle, le sexe acquiert ainsi son effet naturalisé et, cependant, c'est aussi en vertu de cette réitération que s'ouvrent des failles et des fissures, qu'apparaissent les instabilités constitutives de telles constructions, ce qui échappe ou excède la norme, ce qui ne peut être entièrement défini ou fixé par le travail répétitif de cette norme. Cette instabilité est la possibilité d'une constitution inhérente au processus même de répétition, le pouvoir qui défait les effets mêmes par lesquels le "sexe" est stabilisé, la possibilité de produire une crise potentiellement productrice au sein de la consolidation des normes du "sexe".

Certaines formulations de la position constructiviste radicale semblent provoquer presque irrésistiblement un moment d'exaspération: de façon récurrente, le constructiviste est perçu comme un idéaliste linguitique, il parait dénier la réalité des corps, la pertinence de la science, les faits supposés irrécusables de la naissance, de la vieillesse, de la maladie et de la mort. Le critique pourra alors suspecter le constructiviste d'une certaine somatophobie, et cherchera à s'assurer que ce théoricien abstrait admet, au moins, qu'il y a des organes sexuellement différenciés, des différences dans les activités et dans les capacités, des différences hormonales et chromosomiques qui peuvent être reconnues sans qu'il soit fait réfrence à la "construction". Bien qu'à cet instant je veuille absolument rassurer mon interlocuteur, une certaine anxiété prend le dessus. "Concéder" l'incontestabilité du "sexe" ou sa "matérialité", c'est toujours accepter une certaine version du "sexe", une certaine formation de la "matérialité". Le discours à travers lequel intervient cette concession - et, oui, cette concession intervient invariablement - ne contribue-t-il pas lui même à constituer le phénomène qu'il reconnait? Affirmer que le discours est formateur, ce n'est pas prétendre qu'il est à l'origine de ce qu'il reconnait, qu'il en est la cause ou qu'il le compose entièrement; c'est plutôt dire qu'il ne peut y avoir de référence à un corps pur qui ne participe pas à la formation de ce corps. En ce sens, il ne s'agit pas de nier la capacité linguistique de se référer aux corps sexués, mais de modifier la signification même de la "référentialité". En termes philosophiques, on pourrait dire qu'il n'est pas de constat qui ne soit, dans une certaine mesure, performatif.

Pour ce qui est du sexe, donc, si l'on admet la matérialité du sexe ou du corps, cette concession elle-même opère-t-elle, de façon performative, une matérialisation de ce sexe? Et, pour aller plus loin, comment la reconnaissance répétée de ce sexe - qui n'a d'ailleurs pas besoin de prendre place dans un discours ou un écrit, mais peut être "signalée" de façon bien moins explicite - constitue-t-elle la sédimentation et la production de cet effet matériel?

Le critique "modéré" concèdera peut-être qu'une certaine partie du sexe est construite, mais il soutiendra qu'il en est une autre qui ne l'est certainement pas. Il se trouvera alors bien sûr dans l'obligation de tracer la frontière entre ce qui est construit et ce qui ne l'est pas, mais aussi d'expliquer comment il se fait que le "sexe" soit constitué de parties dont la différenciation ne relève pas de la construction. Mais lorsqu'on établit cette ligne de démarcation entre parties ostensiblement distinctes, le "non-construit" se retrouve à nouveau déterminé par le biais d'une pratique de signification, et c'est la frontière censée garantir une partie du sexe de la contamination du constructivisme qui est maintenant définie comme la construction de l'anti-constructiviste lui-même. La construction est-elle quelque chose qui arrive à un objet déjà constitué, à une chose donnée, et arrive-t-elle par degrés? Ou nous référons-nous, des deux côtés, à une inévitable pratique de signification, de démarcation et de délimitation de ce à quoi nous nous "référons" ensuite, de telle sorte que nos "références" présupposent toujours - et masquent souvent - cette délimitation première? En effet, pour se "référer" naïvement ou directement à un tel objet extra-discursif, il faut toujours préalablement délimiter l'extra-discursif. Et dans la mesure où l'extra-discursif est délimité, il est formé par le discours même dont il cherche à se libérer. Cette délimitation, souvent accomplie comme une présupposition non théorisée dans tout acte de description, marque une frontière qui inclut et qui exclut, qui décide pour ainsi dire de ce qui constituera la substance de l'objet auquel nous nous référons ensuite. Cette démarcation est porteuse d'une certaine force normative et en même temps d'une certaine violence, car elle ne peut construire qu'en effaçant; elle ne peut circonscrire une chose qu'en imposant un certain critère, un principe de sélection.

C'est par une opération plus ou moins tacite d'exclusion que l'on déterminera ce qui sera inclus ou non au sein des frontières du "sexe". Si nous remettons en question la fixité de la loi structuraliste qui divise et lie les sexes en vertu de leur différenciation dyadique dans la matrice hétérosexuelle, ce sera depuis les régions extérieures à cette frontière ( non pas depuis une "position", mais à partir des possibilités discursives ouvertes par l'extérieur constitutif des positions hégémoniques). Cela constituera le retour, nécessairement perturbateur, de ce qui est exclu dans la logique même de la symbolique hétérosexuelle.

La trajectoire de ce texte correspondra donc à la recherche des possibilités d'une telle perturbation, mais selon une démarche indirecte: il s'agira ainsi de répondre à deux questions corrélées qui ont été posées aux analyses constructivistes du genre, non pas pour défendre le constructivisme en lui-même, mais pour interroger les effacements et les exclusions qui en constituent les limites. Ces critiques présupposent une série d'oppositions métaphysiques entre matérialisme et idéalisme qui s'ancrent dans les conventions grammaticales, et je voudrais montrer que celles-ci sont redéfinies de façon déterminante par une réécriture poststructuraliste de la performativité discursive telle qu'elle opère dans la matérialisation du sexe." (Judith Butler, Ces corps qui comptent: de la matérialité et des limites discursives des "sexes", Editions Amsterdam, 2009, traduit par Charlotte Nordmann, p. 23 à 26).